Une quenelle très indigeste

Geste « antisystème » ou « salut nazi inversé », ce signe de reconnaissance inventé par Dieudonné défraie la chronique depuis plusieurs mois. Un phénomène aux relents clairement antisémites, amplifié sur Internet.

Julien Covello  • 9 janvier 2014 abonné·es

Cette année sera-t-elle celle de la « quenelle » ? Ces derniers mois, c’est une véritable indigestion. Jeunes, militaires, pompiers, sportifs ont succombé à la mode de ce geste inventé par l’ex-humoriste Dieudonné. Bras tendu vers le sol, main sur l’épaule, la posture est présentée comme « antisystème et potache » par son inventeur. Pour Alain Jakubowicz, président de la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (Licra), il s’agirait d’un « salut nazi inversé ». Mais, la meilleure définition, c’est sans doute le chanteur Charlélie Couture qui l’a donnée sur un blog le 23 décembre : un « bras de déshonneur […] raide mais trop lâche pour se dresser » .

Servi par un sens de la repartie et un talent d’imitateur certains, Dieudonné fait passer par de lourdes allusions, dans son spectacle le Mur, des idées qui tomberaient sous le coup de la loi si elles étaient explicites. La Shoah et « l’oligarchie négrière » tournent en boucle, avec la chanson « Shoah Nanas » pour fil conducteur.

Les médias ont retenu la charge contre Patrick Cohen, pour laquelle Radio France a décidé de saisir la justice. Évoquant la polémique du mois de mars entre l’animateur de France Inter et Frédéric Taddeï sur les personnalités qu’on n’a « pas envie d’entendre », Dieudonné s’écrie : « Lui, si le vent tourne, je ne suis pas sûr qu’il ait le temps de faire sa valise. […] Tu vois, moi, quand j’entends ça, je me dis : les chambres à gaz… dommage ! »

Mais c’est loin d’être la seule allusion antisémite du spectacle. Quelques minutes plus tôt, il lance : « Entre Hitler et les juifs, je ne sais pas qui a commencé… Mais j’ai ma petite idée. » Fou rire de la salle. Plus loin, il « pisse » sur le mur des Lamentations, puis campe un tirailleur sénégalais qui finit par regretter de ne pas avoir combattu pour l’armée nazie. Un autre sketch est une insulte aux homosexuels et aux partisans du mariage pour tous. Affirmant que cette loi va créer un marché de « la vente d’organes », Dieudonné se lance dans l’imitation d’un entrepreneur africain qui propose à un couple d’hommes de leur vendre un enfant issu d’une « usine à bébés ».

Christiane Taubira, qualifiée de « Cheetah » du gouvernement, en prend aussi pour son grade, « elle qui a fait sa carrière sur la pleurniche des Noirs » et maintenant sur celle des homosexuels… Nausée assurée.

Car les antécédents de Dieudonné plaident pour un sens clairement antisémite. Lui qui dénonce depuis plus de dix ans la « pornographie mémorielle » des « commerçants de la Shoah », qualifiant le judaïsme d’ « escroquerie » et de « secte », les juifs d’ « anciens négriers reconvertis dans la banque, le spectacle et l’action terroriste ». Il effectuait déjà le geste de la quenelle sur les affiches de la Liste antisioniste, conduite aux côtés d’Alain Soral, pour les élections européennes de 2009. Un mouvement mâtiné de conspirationnisme et financé, semble-t-il, par le régime iranien de son « ami Mahmoud » Ahmadinejad. Nul n’ignore non plus que la justice n’apprécie pas « l’humour » de « Dieudo », qui en est à sa sixième condamnation, notamment pour incitation à la haine. Ainsi, le 20 novembre dernier, il a été condamné à verser 28 000 euros d’amende pour « Shoah Nanas », cette chanson pour laquelle il fait danser son régisseur en costume de déporté siglé d’une étoile jaune, ainsi que son « ami personnel » le négationniste Robert Faurisson. Dès lors, pas étonnant que la première affaire de la quenelle, en septembre, ait concerné une synagogue. Le ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, avait dénoncé publiquement la photo de deux militaires prenant la pose devant l’entrée du lieu de culte qu’ils étaient chargés de surveiller dans le cadre de Vigipirate. Pas étonnant non plus qu’au concours de quenelles lancé sur les réseaux sociaux et sur le site dieudosphère.com, certains fassent le geste devant le camp d’Auschwitz ou l’école juive Ozar Hatorah de Toulouse, où Mohamed Merah a assassiné quatre personnes en mars 2012. L’un des clichés met en scène Jean-Marie Le Pen et Bruno Gollnisch, qui trouvent cela visiblement très drôle… C’est le 19 décembre, dans l’émission « Complément d’enquête » sur France 2, que les médias ont découvert l’étendue du scandale. Une vidéo en caméra cachée montrait un extrait du dernier spectacle de Dieudonné. On y entendait notamment ses propos sur le journaliste Patrick Cohen (voir encadré). Aujourd’hui, on prend tout juste la mesure du problème alors que Dieudonné prépare une tournée dans toute la France. Pas moins de 27 représentations, des Zénith de plus de 2 000 places, des billets à 38 euros, pour la plupart déjà vendus, et cela sans l’aide des médias ni des réseaux publicitaires. Ce succès, Dieudonné l’a construit essentiellement sur Internet et dans l’enceinte de son théâtre de la Main d’or, à Paris. Sur Youtube, certaines de ses vidéos ont atteint jusqu’à 2,5 millions de visiteurs en quelques semaines. Depuis septembre, les recherches Google sur Dieudonné ont triplé, celles sur Alain Soral ont doublé. Relayée par la mouvance, une pétition en ligne réclamant l’interdiction de la Licra, coupable de promouvoir une « hégémonie esclavagiste américano-sioniste », a rassemblé plus de 130 000 signatures.

Côté commerce, de l’aveu même de la compagne et manageuse de Dieudonné, Noémie Montagne, les affaires marchent aussi très bien. Dans un échange de mails aigres-doux avec Alain Soral, rendu public par le site proche de l’extrême droite israélienne jssnews.com, elle affirme avoir « quadruplé le chiffre d’affaires » de sa société, les productions de la Plume, en quatre ans. « Le premier semestre de notre activité explose littéralement » indique encore celle qui vient de déposer la marque « Quenelle ». Accusé de lui faire de la concurrence sur la vente de produits dérivés, Soral, le président du site Égalité & Réconciliation, répond même espérer « que demain il ne faudra pas aussi  [lui] payer des droits pour être antisémite » .

Si Dieudonné est célèbre depuis ses sketchs avec Élie Semoun dans les années 1990, reste à savoir ce qui produit ce regain de popularité. Mélange de désaveu pour le gouvernement socialiste et de réveil des réacs dans la foulée de la manif pour tous et du meurtre de Clément Méric ? Possible, car le pseudo-humoriste a toujours affiché son hostilité au mariage homo. Et à la suite de la mort du jeune militant antiraciste, en juin, il avait complaisamment interviewé Serge Ayoub, skinhead en chef, convenant avec lui que les « antifas  [étaient] les vrais racistes ». En attendant, « l’affaire Dieudonné » est devenue nationale. Le ministère de l’Intérieur affirme étudier « toutes les voies juridiques » pour interdire les « réunions publiques » du personnage, et plusieurs municipalités en ont déjà pris l’initiative, offrant ainsi un surcroît de visibilité à sa tournée. Et l’affaire menace de dégénérer. En décembre, le site de Dieudonné a été hacké, plusieurs identités de « quenelliers » ont été divulguées, notamment par le site jssnews (par ailleurs lui aussi peu recommandable), et des expéditions punitives ont été organisées, comme à Lyon, le 21 décembre, où six personnes ont été arrêtées. On n’a pas fini d’en manger, de cette quenelle avariée.

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