Éric Fassin : « L’ordre sexuel est un ordre social »

Éric Fassin revient sur les études de genre, un champ de recherche caricaturé par les manifestants contre le mariage pour tous.

Lena Bjurström  • 6 février 2014 abonné·es

Une éducation à la masturbation dès la maternelle ? Un apprentissage de l’homosexualité à l’école primaire ? La diffusion d’un message calomnieux invitant les parents à retirer leurs enfants des classes pour lutter contre un supposé enseignement de la « théorie du genre » à l’école a entraîné un absentéisme inhabituel dans les établissements scolaires le 27 janvier. Dans une énième manifestation contre le mariage homosexuel, le 2 février, cette « théorie » supposée figurait en bonne place dans les sujets de colère des manifestants. Faudra-t-il le répéter ? Il n’y a pas de « théorie du genre ». Cette expression d’extrême droite, qui dénonce pêle-mêle le féminisme et l’homosexualité, caricature les études de genre, un champ de recherche vaste et complexe. Selon Éric Fassin, ce discours sert une rhétorique populiste et réactionnaire.

Lorsqu’une certaine droite parle d’une supposée « théorie du genre », vous répliquez qu’il n’y a pas de « théorie du genre » mais des études de genre. De quoi s’agit-il ?

Éric Fassin : Le genre est un concept, un outil autour duquel s’est développé un champ d’études. Le problème, quand on parle de « la théorie du genre », c’est le singulier : il y a des théories différentes, voire concurrentes, et c’est la confrontation des perspectives qui constitue ce champ. Le genre est d’abord une manière d’organiser les différences perçues entre les sexes. C’est l’enjeu des « ABCD de l’égalité » de l’Éducation nationale : un programme pour lutter contre les stéréotypes de genre, par exemple dans le monde professionnel. Une femme peut être pompier, et l’infirmière est parfois un infirmier ! Or, que nous dit la Manif pour tous ? « Pas touche à nos stéréotypes de genre ! » L’affiche montre un garçon déguisé en Zorro et une fille en princesse. Et que propose Farida Belghoul, en même temps que sa journée de retrait de l’école ? Une année de la robe : papa porte et doit porter un pantalon, et maman une robe – pour retrouver sa « nature de femme » !

Quelle est l’utilité du concept de genre dans l’analyse de la société ?

Si les études de genre s’intéressent à la construction sociale, c’est parce qu’elle est au principe d’inégalités. L’ordre sexuel définit une hiérarchie des sexes et des sexualités. Loin d’être naturel, il est naturalisé ; autrement dit, on fait passer les inégalités pour des faits de nature. Celles-ci ne feraient que refléter la différence biologique des sexes. Mais, si les femmes ont des salaires moyens inférieurs aux hommes, c’est pour des raisons sociales et non biologiques. Telle est la bataille aujourd’hui : du point de vue des conservateurs, les études de genre dénaturent le monde ; en réalité, elles le dénaturalisent en nous montrant que l’ordre sexuel est social. Ce n’est donc pas un hasard si le discours réactionnaire s’insurge contre le mariage pour tous, qui remet en cause les stéréotypes sur l’homosexualité « contre-nature ».

Pourquoi dénoncer une « théorie du genre » qui n’existe pas, plutôt que les études de genre elles-mêmes ?

Dans cette rhétorique populiste, le mot « théorie » s’oppose au « bon sens » populaire : « Il y a deux sexes, pourquoi compliquer les choses quand elles sont simples ? » C’est suggérer qu’il s’agirait d’élucubrations d’intellectuels fumeux. À l’inverse, la nature, personne ne sait exactement ce que ça veut dire, et pourtant tout le monde a l’impression que le sens en est évident. Parler des études de genre, ce serait entrer dans la logique d’un champ qui demande une compétence – par exemple, pour comprendre ce que signifie « construction sociale ». Dire « théorie », c’est balayer tout cela d’un revers de main : pas besoin de savoir quoi que ce soit ! C’est aussi faire écho à la droite religieuse américaine et aux attaques des créationnistes contre la théorie de l’évolution.

L’expression « théorie du genre » vient du Vatican. Pourquoi l’Église catholique se préoccupe-t-elle autant des questions de genre ?

Le Vatican en a pris conscience dès 1995, à la conférence des Nations unies à Pékin sur les femmes : si le concept de genre permet de dénaturaliser la différence des sexes en parlant de rôles sociaux des hommes et des femmes, il peut aussi dénaturaliser le mariage et la famille. C’est la porte ouverte au « mariage gay ». Depuis le Pacs en 1999 et l’ouverture du mariage aux homosexuels aux Pays-Bas en 2001, cette question n’a cessé de monter en importance ; en réaction, le Vatican s’est engagé dans une lutte contre la reconnaissance des couples de même sexe et contre la diffusion du concept de genre. En 2004, le cardinal Ratzinger, futur Benoît XVI, dans une lettre aux évêques sur la collaboration de l’homme et de la femme, critiquait le féminisme et la notion de genre. Une démarche poursuivie en 2005 avec un Lexique des termes ambigus et controversés publié par le Conseil pontifical pour la famille.

Ce terme a été repris par le ministre de l’Éducation, Vincent Peillon, qui, en réaction à l’initiative « Journée de retrait des écoles », a assuré qu’il « refusait » la « théorie du genre »…

Vincent Peillon a dit tour à tour que la théorie du genre n’existe pas, qu’il est contre la théorie du genre, et qu’il faut lutter contre les stéréotypes de genre, qui sont construits socialement ! Pourquoi ces contradictions ? C’est que le ministre essaie d’occuper une position de « juste milieu », en renvoyant dos à dos les anti-genre et les pro-genre, les réactionnaires et les « radicaux ». Il se veut progressiste, puisqu’il est favorable à l’égalité, mais raisonnable, sans toucher à l’ordre naturel. Le problème, c’est qu’il faut en passer par le genre pour comprendre la persistance des inégalités. Or, le monde politique ne connaît rien, ou presque, aux questions de genre. Les politiciens n’en parlent que parce que les médias le font. Et les journalistes s’y intéressent en raison des attaques conservatrices contre « la théorie du genre ». Bref, on n’en parle que du point de vue des ennemis des études de genre. Ainsi, une fois de plus, les termes du débat sont définis par la droite, voire l’extrême droite. Tout comme Manuel Valls, qui, interpellé par le Figaro, se vantait de l’efficacité de sa politique en assurant expulser plus que ses prédécesseurs, Vincent Peillon reprend à son compte le lexique conservateur. Et, ce faisant, il l’accrédite.

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