Fantômes et sens caché

Dans Théorie de la vilaine petite fille , Hubert Haddad défend le rêve contre la réalité.

Mathias Alcalaï  • 20 février 2014 abonné·es

L’affaire ressemble à un fait divers. 1848. À Hydesville, un hameau de fermiers puritains de la Nouvelle-Angleterre, on se met tout à coup à palpiter lorsque deux fillettes disent être témoins de manifestations occultes, et à communiquer avec un mort, Mister Splitfoot. Les jeunes filles s’amusent à s’effrayer, flirtent avec l’hallucination et se complaisent dans l’ambiguïté naissante de leur folie volontaire. Peu à peu, la rêverie intime devient un événement local. On s’approche, on demande à voir, à entendre, à comprendre. Les fantômes donnent un frisson à cette petite société repliée sur elle-même : « Un autre monde toquait aux murs et aux planchers. »

L’affaire prend une ampleur dévastatrice : en ouvrant le premier institut de spiritisme à Rochester, en 1852, les deux filles sont rapidement plongées au cœur d’un chaos d’adeptes, de détracteurs papistes ou protestants, de scientifiques illuminés, d’une « armée de médiums » concurrents ; tout un monde qui cherche dans les syncrétismes les plus farfelus, les plus ambitieux aussi, à trouver le sens caché de l’existence. Dépassées par ces forces, elles sont contraintes de convertir leur ardent désir de frisson en un esprit de boutique qui sied mal à ces jeunes filles, certes ambitieuses, mais surtout hantées par elles-mêmes. On suit ainsi leur grandiose et tragique destinée, fabriquée de toutes pièces, et dont, au fond, elles ne maîtrisent rien. Jusqu’au bout, Hubert Haddad, dans ce nouveau roman, s’attache à comprendre « les canaux subtils et rayonnants de la psyché », en mimant le désordre américain, l’énergie de ses mutations politiques, à travers un style composite qui fuit la linéarité comme un piège de la rationalité : journal intime, chronique, prose poétique, chanson folklorique, citations, narration rapide et scènes cocasses. Il s’attache à lier l’aventure sociale de l’Amérique des années 1850-1890 à la désillusion personnelle de ses héroïnes, hantées par toutes les poésies. Si l’écriture de Théorie de la vilaine petite fille est ancrée dans l’histoire, elle s’en émancipe constamment, prenant le parti de défendre les fantômes éternels lorsque, loin de New York ou de Rochester, les personnages se retrouvent dans une nature propice à la pensée. Alors l’investigation sociologique s’interrompt. Retour au paysage et au lyrisme : la poésie étant sans doute le seul revenant qui ait un corps. L’ésotérisme d’Hubert Haddad est un peu celui d’Hugo ou des surréalistes, celui de Freud ou de Nerval. Il lui donne l’occasion de défendre le rêve contre la réalité, l’intuition contre la gestion, de défendre l’inexplicable ésotérisme de la lecture, qu’il définit lui-même comme un « doux entretien avec les fantômes ».

Littérature
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