Français et sans-papiers

Pour une erreur de l’administration remontant aux années 1960, Sikhou Camara n’est plus considéré comme français. Un cas parmi des milliers d’autres.

Lena Bjurström  • 15 février 2014
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Français et sans-papiers
© Crédits photo : JEAN-PIERRE MULLER / AFP

Sikhou Camara est français, c’est pour lui une évidence. Pendant plus de trente ans, l’administration française l’a reconnu comme tel et lui a délivré passeport et carte d’identité. Mais, depuis 1996, elle conteste sa nationalité.

Né au Sénégal en 1945, à l’époque territoire français, Sikhou Camara arrive en France dans les années 1960, pour travailler. Ce fils d’un ancien militaire n’a aucune difficulté à obtenir la nationalité française. Pour lui, l’affaire est réglée. Il s’installe à Rouen et, pendant trente ans, il travaille, vote et paie ses impôts, en bon citoyen français. Aussi, quand, en 1996, le greffe du tribunal de Rouen conteste le bien-fondé de sa nationalité, le soudeur, aujourd’hui à la retraite, ne comprend pas.

On ne l’accuse pas d’avoir fraudé pour devenir français, seulement d’avoir obtenu la nationalité alors qu’il était mineur. À cette époque où la majorité était fixée à 21 ans, c’est son père qui aurait dû faire la demande pour lui. Une démarche que l’ex-militaire n’aurait pas pu faire, car il est décédé en 1959.

Si la minorité de Sikhou Camara n’a pas posé de problème en 1966, elle est un ressort, trente ans plus tard, pour contester la légalité de sa nationalité. Une vieille erreur de l’administration, dont il refuse de payer le prix : « Je ressens une injustice et une humiliation, explique-t-il. S’il y a eu erreur, ce n’est pas la mienne. Pourquoi devrais-je en subir les conséquences ? »

Rendez vos papiers

Pendant plus de dix ans, la décision du tribunal n’a pas d’effet réel sur la vie du soudeur à la retraite. La préfecture renouvelle sans problème sa carte d’identité et son passeport. Les choses se corsent en 2012.
Remarié au Sénégal, Sikhou Camara est rejoint en France par son épouse et ses enfants nés au pays. Mais il se retrouve dans l’impossibilité de leur transmettre la nationalité française, la sienne étant contestée.

Pour régler le problème, il entame donc une action en justice pour confirmation de sa nationalité. Hasard ? La même année, il reçoit une lettre de la préfecture. La décision du tribunal de Rouen a fait son chemin. « Vous ne possédez plus la nationalité française » , déclarent les services de la préfecture, qui enjoignent à Sikhou Camara de rendre ses papiers, ainsi que ceux de son plus jeune fils, né en France, sous peine d’une inscription au fichier des personnes recherchées.

Illustration - Français et sans-papiers - Carte de combattant du père de Sikhou Camara, militaire dans l'armée française.

Pour l’ancien soudeur, persuadé d’être dans son droit, il est hors de question d’obéir. La requête n’a pas de sens tant que son action en justice n’aura pas d’issue définitive.

« C’est de l’intimidation, dénonce son fils, Bakary Camara. Et, heureusement, mon père a suffisamment de caractère pour ne pas se laisser faire. Mais combien de personnes ont pris peur et se sont retrouvées, du jour au lendemain, sans papiers ? »

Car l’imbroglio juridique de Sikhou Camara, pour compliqué qu’il soit, n’est pas une exception. Selon les données du Bureau de la nationalité, rattaché au ministère de la Justice, 2 650 contentieux ont été engagés devant la justice française en 2012, et 2 527 en 2013.

Justifier sa nationalité

« La contestation de la nationalité est devenue extrêmement fréquente »* ,** estime Laurence Roques, avocate spécialisée dans le droit de la nationalité. Français naturalisé il y a plus de trente ans, enfant d’immigrés, citoyen né à l’étranger… Chacun peut être soupçonné de fraude.

Pour Laurence Roques, cette suspicion généralisée remonte au tout début des années 1990, « à l’époque où l’immigration devient un sujet de débat politique » . Relativement stable entre 1945 et la fin des années 1980, le droit de la nationalité est, depuis, régulièrement interrogé.

Au début des années 1990, l’instauration d’une carte d’identité informatisée marque le début d’un tour de vis de l’administration. « L’arrivée de cette CNI est un excellent prétexte à contrôle. Il faut remettre à jour les fichiers informatisés, c’est donc une occasion de vérifier la nationalité de tout citoyen qui n’est pas né en France » , explique Laurence Roques.

Pour un renouvellement de papiers, il faut désormais prouver sa nationalité. Une simple formalité pour ceux qui sont nés sur le territoire, de parents français. Mais, pour les autres, c’est souvent un casse-tête administratif. Remonter l’origine de la nationalité de ses parents, retrouver de vieux papiers… Il suffit d’un détail pour que, du jour au lendemain, une personne se retrouve sans papiers.

« Être français n’est jamais vraiment acquis »

Depuis un décret de 2010, le contrôle est moins systématique. La présentation d’une ancienne pièce d’identité suffit pour renouveler ses papiers. Mais en demander pour ses enfants entraîne toujours autant de tracas. La nationalité française est soigneusement vérifiée et, dans les tribunaux, les contentieux s’accumulent toujours.

À l’automne 2013, le conseil constitutionnel est saisi. Au delà de dix ans, l’État peut-il encore nier la nationalité de l’un de ses citoyens ? Selon les « sages », il n’y a pas de prescription en matière de nationalité. «En somme, il n’y a pas de pérennité des droits , dénonce Laurence Roques. Être français n’est jamais totalement acquis, et la nationalité peut être à tout moment contestée. »

Société
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