La capitulation de trop

La vieille droite entraînerait moins de monde si des peurs économiques et sociales ne venaient se mêler aux fantasmes identitaires.

Denis Sieffert  • 5 février 2014 abonné·es

La gauche vacille. Entre « incompréhension » et « consternation », les Verts, le Front de gauche et même des députés socialistes, comme le rapporteur du projet de loi « Famille », Jean-Pierre Michel, n’ont pas mâché leurs mots pour signifier, lundi soir, leur désarroi ou leur colère après la nouvelle reculade du gouvernement. En renvoyant aux calendes grecques l’examen d’un texte qui avait déjà été expurgé de tout ce qui risquait de fâcher la droite la plus réactionnaire, MM. Hollande et Ayrault ont commis un acte lourd de conséquences. À droite, ils ont renforcé cette vieille France traditionnaliste, mélange de ruralité et de grande bourgeoisie urbaine, qui n’a toujours pas digéré la prise de la Bastille. À gauche, ils ont montré en quelle considération ils tenaient leurs partenaires et leur propre parti. Aux socialistes, comme aux écologistes, ils ont rappelé de la façon la plus brutale que le gouvernement entend imposer à sa majorité parlementaire un lien de subordination. Sans même parler de la légèreté avec laquelle sont traitées les associations et ceux de nos concitoyens pour lesquels la réforme était importante jusque dans leur vie intime. Voilà bien la Ve République dans ce qu’elle a de plus détestable !

Il est certes trop tôt pour mesurer les effets politiques de cette capitulation. On peut craindre tout de même qu’à part quelques mouvements d’humeur, les élus finissent par se résigner, confirmant finalement que ce qui unit leur camp politique relève davantage du groupement d’intérêts que de l’affinité idéologique. Mais les conséquences risquent d’être encore plus dévastatrices dans les profondeurs de notre société. Il n’est pas indifférent en effet de voir à quelle droite MM. Hollande et Ayrault ont offert une si prometteuse victoire. C’est une population recroquevillée sur ses dogmes, défendant contre la marche du temps un monde d’une désespérante fixité. Un peuple des parvis d’église apeuré par notre époque, et qui voudrait tant que la France de demain reste blanche, chrétienne, familiale, patriarcale, patrimoniale. En un mot, qu’elle reste pure. À la fin du XIXe siècle, le pape Pie IX, réputé particulièrement rétrograde, avait produit une encyclique pour dénoncer les « erreurs de l’époque ». C’est ce que font aujourd’hui les adeptes de la « Manif pour tous ». Ils dénoncent les « erreurs de l’époque » : le mariage homosexuel, l’IVG, la gestation pour autrui, la procréation médicalement assistée, l’égalité hommes-femmes… Et la citadelle à défendre porte un nom : famille. Ou plutôt une certaine famille, celle de l’héritage. Une famille immuable, dictée par un ordre naturel. Il suffit pourtant de lire un peu de Françoise Héritier ou de Maurice Godelier (voir Politis n° 1288) pour apprendre que les sociétés humaines ont fait preuve en cette matière de plus d’imagination et d’accommodement qu’on ne croit.

Mais il y a d’autres raisons à cette résurgence du passé. Ce qu’on appelle le « retour du religieux », en tant que fait politique, n’est pas un phénomène français. C’est une affaire planétaire. Les réactionnaires de dimanche dernier sont un peu nos islamistes à nous. Ou nos créationnistes, si l’on préfère l’exemple américain. Nos cathos de droite ont d’ailleurs reçu le renfort d’associations musulmanes attachées comme eux à la lignée et à la sacralisation de la famille. Les uns et les autres refusent le primat de la loi sur un ordre naturel qui viendrait de Dieu. Sans égards pour le pouvoir séculier, ils continuent de manifester contre une loi pour le « mariage pour tous » qui a été votée. Et certains d’entre eux vont plus loin encore : défiant la raison, ils affirment que notre école s’apprête à enseigner une « théorie du genre » qui n’existe pas (voir page 26 ce qu’en dit Éric Fassin). Hallucination pour les uns, franche manipulation pour les autres. C’est devant cette France obscure que MM. Hollande et Ayrault ont plié. Eux si prompts à dénoncer les atteintes réelles ou supposées à la laïcité quand il s’agit de mères musulmanes portant le voile…

Évidemment, cet épisode tragi-comique s’explique aussi parce qu’il se déroule sur fond de crise. La vieille droite rancie de Mmes Béatrice Bourges et Ludovine de la Rochère entraînerait moins de monde dans son sillage si des peurs économiques et sociales – légitimes celles-ci – ne venaient se mêler aux fantasmes identitaires, et si certains dirigeants de l’UMP ne jouaient pas avec le feu en entretenant l’ambiguïté sur des informations qu’ils savent fausses. C’est donc tout un rapport de force qui continue de basculer politiquement et culturellement en faveur de la droite. Faute d’accepter de changer de politique économique et sociale, la gauche de gouvernement démobilise déjà son camp en montrant son impuissance dans la lutte contre le chômage. Et voilà que, même sur le terrain sociétal, où elle avait jusqu’ici quelque mérite, elle abandonne la rue aux nostalgiques de l’Ancien Régime.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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