Le stagiaire était le boss…

Un chef d’entreprise en immersion dans sa société à l’insu de ses employés.
Tel est le concept nauséeux de « Patron incognito » sur M6.

Jean-Claude Renard  • 13 février 2014 abonné·es

Occuper ici le poste de cuisinier, là celui de plongeur et de serveur, là encore se frotter au métier d’artisan dans un atelier de mobilier. Telle est la démarche de Rodolphe Wallgren, PDG fondateur de Memphis Coffee (900 employés), une chaîne de restauration rapide au concept américain, avec ses banquettes en skaï, ses juke-box, ses néons aux couleurs acidulées, sa musique rock’n’roll, ses hamburgers, ses hot-dogs et ses frites. En toute discrétion, il s’est donc mis dans la peau d’un salarié ordinaire, à chaque poste de travail que présente son entreprise, sous un autre nom, grimé, perruqué. On appelle ça « une semaine en immersion ». Comme Philippe Lannes, à la tête d’une enseigne de garages (Delko), dirigeant 350 personnes, abandonnant son costume de PDG pour se glisser successivement dans la peau d’un chef de centre, d’un mécano et d’un employé d’une plateforme de pièces détachées, se plonger dans tous les métiers de sa société. Et d’enquiller précisément les garages en difficulté, en dessous des chiffres escomptés…

Officiellement, il s’agit de « mieux appréhender l’entreprise de l’intérieur », de « voir ce qui fonctionne ou pas » dans la boîte. On prône « la connaissance du terrain ». C’est ainsi que, sous couvert de « découvrir le visage de ceux qui chaque jour font vivre leur entreprise », sans parler de rentabilité, sans prétendre surveiller ses employés, on vérifie, on contrôle. De là à fliquer, il n’y a qu’une caméra. Diffusé sur M6, « Patron incognito » emprunte à la fois au magazine d’investigation et à la télé-réalité. Un programme particulièrement scénarisé, jusqu’au dévoilement final de l’identité du patron devant la stupéfaction ravie des employés pourtant floués. Séquence émotion qui vire presque à « Surprise sur prise », où les salariés ne tarissent pas d’éloges pour le patron. Des salariés qui, étonnamment, ne s’étaient pas interrogés sur la présence de caméras sur leur lieu de travail (ce n’est pas la seule incohérence du programme, suggérant une formation express en huit jours de tournage, avec une journée de formation par métier. Excusez du peu). En voix off, la production justifie sa présence par le tournage officiel d’un documentaire sur la réinsertion ; une justification qui ne tient pas longtemps la route. Sinon, comment expliquer les réactions face caméra des employés convoqués plus tard par leur direction pour découvrir la réelle identité de leur stagiaire ? Mais c’est ce qui différencierait tout de même ces personnages des candidats traditionnels de la télé-réalité : les salariés ne seraient pas au courant qu’ils font partie intégrante du programme.

Importé de Grande-Bretagne, « Patron incognito » n’entend pas rendre compte du monde du travail. On est loin de la fine analyse des travaux documentaires de Didier Cros ( la Gueule de l’emploi ) ou de Jean-Robert Viallet ( la Mise à mort du travail ). Spectacularisant outrancièrement, scénarisant grossièrement, le programme voudrait laisser entendre que tout cela est pour le bien-être des travailleurs. Où l’on observe de gentils patrons à l’écoute du personnel, partageant la sueur des besognes ingrates, les doutes, un brin paternalistes, qui compatissent, recevant « une leçon de vie », « un choc émotionnel », au gré de situations qui montrent leurs « limites », « des failles dans l’entreprise dont ils sont responsables », qui se disent « humainement enrichis », qui finissent même par être crevés au bout de la journée, parce que, ben dame, c’est épuisant de faire la plonge des heures debout. Un programme décidément pédagogique, didactique. Humaniste presque. Pour la bonne cause. Où l’on observe encore des salariés qui jamais ne remettent en question la supercherie, ne sont jamais indignés par le mensonge, la duperie. Un univers sans syndicat, sans convention collective. Sans revendication. Ni injonction de productivité, ni pression, ni stress, ni souffrance au travail. En première partie de soirée, le programme réunit en moyenne 3,5 millions de téléspectateurs. In fine, c’est un bon coup de pub pour les entreprises. Pas sûr que les salariés y soient gagnants. À quand le patron d’Eurodisney déguisé en Mickey ?

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