Un monde d’ego

Dans l’enflure du self , le soi est exacerbé par la technologie et le réseau.

Christine Tréguier  • 26 février 2014
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Un monde d’ego

Il y a une nouvelle mode qui m’énerve au plus haut point, c’est celle de l’enflure du self , du soi exacerbé par la technologie et le réseau. Il y a par exemple le selfie , petit autoportrait qu’on prend vite fait dans un lieu ou aux côtés d’un people pour pouvoir le poster sur un réseau social et s’en vanter. Apparu dans les années 2000 avec les premiers réseaux sociaux dédiés à l’image (My Space, Instagram), la pratique du selfie a littéralement explosée sur le Net depuis deux ans. Chacun (et chacune aussi) veut absolument faire savoir à tous qu’il/elle a croisé Johnny TrucMuche devant la Fnac Étoile, qu’il/elle a approché le maire de son arrondissement ou que lors de ses vacances il/elle a fait le pied de grue devant la villa d’une illustre starlette déjà déchue.

Illustration - Un monde d’ego - Xinhua/Jiang Hongjing

Le pape François a été ainsi photographié à la volée par un fan lors des dernières JMJ, et, déférence oblige, on lui a attribué le selfie . Quantité de personnalités politiques et du show-biz se livrent à ce petit jeu, comme si on ne les voyait pas déjà assez. Des artistes s’y adonnent (mais là c’est supposé être un peu plus créatif) et des millions de selfies dérivent sur l’océan du Web. Tout cela serait risible si ce regain de narcissisme n’allait de pair avec une illusion de communication qui remplit le quotidien, des jeunes en particulier (mais pas que). Et avec une fascination pour la « célébritude » ** dont le parfait contraire est le fait qu’ils ne voient même plus ceux qui vivent et habitent sur les trottoirs.

Vie privée monnayable

Autre manifestation du moi triomphant, les multiples outils du quantified-myself (le moi mesuré) qui commencent à s’installer dans les poches ou à s’accrocher au poignet. Ce sont des capteurs qui mesurent par le menu mes activités. Combien de temps je dors, combien de pas je fais, combien de mètres je parcours en horizontal et en vertical, combien de calories je consomme. Non seulement ces objets me donnent des « objectifs » quotidiens à atteindre, mais ils sont connectés. À qui ? Tout simplement à des sociétés que mes données intéressent. Pourquoi ? Parce qu’elles sont monnayables ! Et parce qu’elles leur permettront d’anticiper sur mes désirs et de me vendre d’autres objets, livres, etc.

Et ça marche ! Les bobos et les cadres stressés en raffolent. Je vous jure qu’ils sont drôles quand ils vous disent fièrement posséder trois objets connectés et être convaincus que toutes ces données, très personnelles, vont un jour servir à… ils ne savent pas à quoi, mais à quelque chose… Edie Freedman, membre de la communauté Animals/O’Reilly, a imaginé dans un article que ces outils du quantified-myself pourraient avoir des fonctions et des objectifs plus essentiels. Comme calculer mes dégagements de CO2, combien de déchets je génère, combien j’utilise d’eau à chaque douche, afin de me donner en fin de journée mon impact négatif sur la planète et m’inciter à le réduire. Je pourrais ainsi changer mes habitudes, prendre des douches plus courtes et plus fréquentes, minimiser les sacs en plastique dans mes poubelles, régler au mieux ma chaudière, etc.

Pour ceux que l’esprit de compétition démange, j’imagine qu’on pourrait également avoir des palmarès par ville, par pays et le vainqueur mondial de la réduction de nuisances aurait droit à entrer dans le Guinness World Records par exemple.Edie nous fait rêver, et elle a raison. Des artistes comme Éric Paulos ont même fabriqué et testé de tels capteurs lors d’ateliers dans des festivals. Mais la nuit dernière, j’ai fait un cauchemar terrible. Des centaines d’ados et de cadres en goguette bourrés s’amusaient à comparer leur impact négatif de la journée et à l’augmenter le plus possible. Objectif : le plus nuisible devait gagner une bouteille de champagne, un machin excitant et une virée selfie avec Ugly Betty. Je me suis éveillée en sueur. Mon réveil sonnait et mon Billie (c’est le nom que j’ai donné à mon capteur) m’affichait : 6 h 30 de sommeil et 15’47’’ de ronflements. Là, je me suis dit qu’il fallait que je vous raconte tout ça dans une chronique, illustrée d’un selfie , ça va de soi !

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