Une révolution inquiète

C’est toute l’histoire de la politique occidentale à l’égard de l’ex-URSS qui se répète. La façade est démocratique, mais à l’arrière-plan, il y a le marché.

Denis Sieffert  • 27 février 2014 abonné·es

Les révoltes s’imposent généralement aux peuples comme une nécessité sociale ou démocratique. Mais on sait aussi, pour paraphraser Aragon, qu’il n’y a pas de révolution heureuse. Les insurrections baignent presque toujours dans le sang, et les lendemains sont chaotiques. L’actualité des pays arabes nous le rappelle chaque jour. L’Égypte rebascule dans la dictature militaire, et la Syrie continue de crouler sous les bombes d’un régime irascible et cruel. D’une façon ou d’une autre, l’Ukraine n’échappera pas à cette fatalité. Les manifestants de la place Maïdan, qui ont déjà payé leur victoire d’un lourd tribut, en avaient conscience, dimanche, au lendemain de la chute du potentat qui dirigeait le pays. Le deuil, bien sûr, mais aussi la gravité se lisaient sur les visages.

Pas vraiment de scènes de liesse. La révolution ukrainienne est une révolution inquiète. Tout le monde sait que l’affaire est loin d’être terminée, même si on ignore d’où et comment vont venir les coups. Il faudrait d’ailleurs avoir la mémoire courte pour croire que Vladimir Poutine, le protecteur acharné de Bachar Al-Assad en Syrie, va « lâcher le morceau ». On peut certes imaginer que la politique des chars n’appartient plus à notre époque, du moins dans cette région du monde, mais la palette des coups tordus est infinie. Lundi, déjà, la Russie offrait aux Ukrainiens de Crimée une procédure accélérée de naturalisation. Une mesure évidemment destinée à aggraver la fracture. Moscou s’employait aussi à torpiller l’élection présidentielle prévue pour le 25 mai. Mais il y a surtout l’arme économique. On se souvient qu’en 2006, à peine plus d’un an après la « révolution orange », qui avait chassé une première fois Ianoukovitch, Poutine avait brutalement fermé les vannes du gaz russe, imposant des augmentations douloureuses. Aujourd’hui, les Ukrainiens peuvent commencer par faire une croix sur le crédit de 15 milliards de dollars promis par Moscou avant la crise. C’est que, pour le Président russe, l’enjeu est de taille. Il s’agit bien sûr de garder la main sur l’ancien espace soviétique et de repousser les velléités américaines d’y installer les bases de l’Otan. Mais il est aussi d’importance sur la scène intérieure russe. Toute révolte, toute manifestation, est pour lui une menace potentielle. Poutine est issu de la même histoire que ces autocrates des républiques périphériques. Ianoukovitch, c’est un peu lui, en moins malin. Les oligarques de Kiev et de Donetsk ont, comme ceux de Moscou, construit leur pouvoir sur les ruines de l’Union soviétique, confondant allègrement État et intérêts privés. Poutine est leur parrain.

Mais, dans cette histoire, l’Europe et les États-Unis ne sont pas innocents, même si leur stratégie est plus subtile. Le manichéisme Est-Ouest qui, chez nous, domine les commentaires depuis quelques jours ne rend pas vraiment compte de la réalité. Dès le début des années 1990, les convoitises occidentales sur le vaste marché de l’ex-Union soviétique, la fièvre à l’intégrer dans le grand jeu de la finance internationale, ont été pour beaucoup dans la déliquescence morale des élites de ces pays. Ce sont des conseillers américains, les trop fameux « Chicago boys », qui ont précipité la libéralisation des prix et les privatisations. Jetant dans la misère des millions d’hommes et de femmes, tandis que des bureaucrates avisés s’enrichissaient sans limites dans une économie de casino. Plus ou moins directement, les Occidentaux n’ont pas dédaigné de profiter du système. Un certain Gerhard Schröder, par exemple, ex-chancelier social-démocrate allemand, après avoir favorisé le tracé d’un gazoduc géré par Gazprom, a lui même été engagé par le géant russe pour y entamer une profitable deuxième carrière. L’image d’une Europe probe et démocratique, et dont la générosité serait seulement bridée par des soucis économiques – par ailleurs bien réels –, relève donc aussi de la propagande.

À l’Ouest, ce qui attend aujourd’hui les Ukrainiens, c’est tout au plus la signature de cet accord d’association dont l’annulation a été à l’origine de la crise. Mais ce qui les attend surtout, c’est le FMI avec ses habituelles fourches caudines. S’il ne s’agissait que de dispositions anti-corruption et d’exigences démocratiques, on devrait s’en féliciter. Mais il va s’agir, évidemment, de contraintes économiques qui vont saigner un peu plus la population. Avec le temps, on arrivera peut-être même à faire la démonstration calamiteuse qu’il vaudrait mieux retourner dans le giron de Poutine. C’est toute l’histoire de la politique occidentale à l’égard de l’ex-Union soviétique qui se répète. La façade est démocratique – et elle est loin de nous être indifférente – mais à l’arrière-plan, il y a le « sacro-saint marché ». Les Ukrainiens peuvent toujours se réjouir d’avoir gâché les JO de Sotchi à Vladimir Poutine, mais, pour eux, l’avenir proche ne s’annonce pas simple. Entre la brutalité du « tsar » humilié et les pièges occidentaux, ils vont devoir se trouver un chemin.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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