Claudine Vidal : « Le Rwanda est stable, mais à quel prix ? »

Vingt ans après le génocide tutsi, la sociologue Claudine Vidal fait le point sur la connaissance des événements de 1994 et analyse la situation politique actuelle d’un pays encore fortement marqué.

Lena Bjurström  • 27 mars 2014 abonné·es
Claudine Vidal : « Le Rwanda est stable, mais à quel prix ? »
© **Claudine Vidal** est sociologue, directrice de recherche émérite au CNRS, auteur d’études sur les crises extrêmes en Afrique subsaharienne. Elle vient de publier « Enquêtes au Rwanda. Questions de recherches sur le génocide tutsi », revue Agone, 53, mars 2014.

Le 6 avril 1994, l’avion de Juvénal Habyarimana, président du Rwanda, est abattu non loin de la capitale, Kigali. Dans les heures qui suivent, commence, dans tout le pays, l’élimination des opposants et membres de la minorité tutsie, sous la houlette des autorités hutues. En l’espace de trois mois, 800 000 personnes, majoritairement tutsies, sont assassinées. Vingt ans plus tard, le pays porte encore les stigmates du génocide le plus rapide de l’histoire. Et si la connaissance des faits progresse, de nombreuses questions restent encore sans réponse, selon Claudine Vidal, spécialiste de la région.

**Où en est la situation au Rwanda ? Le pays porte-t-il encore les marques du génocide ? **

Claudine Vidal : Depuis le mois de janvier, deux jeunes gens, nés en 1994, portent une flamme du souvenir partout où eurent lieu les grands massacres du génocide. Après trente étapes, ils reviendront à Kigali, le 7 avril, où commenceront les cérémonies de la commémoration. Vingt ans après la tragédie, les douleurs sont toujours à vif. Comment pourrait-il en être autrement  pour la génération des survivants ? Il faut plutôt se poser la question de l’avenir de la génération de ceux qui sont nés après 1994. Comment la mémoire de la tragédie va-t-elle peser sur eux ? Quelles vont être les conséquences du fait que seul le deuil des victimes du génocide soit officiel, alors qu’il est interdit de rappeler le souvenir des massacres de Hutus commis par le FPR en 1994 ?

L’identification des commanditaires de l’attentat du 6 avril, signal déclencheur du génocide selon certains, a été sujet à polémique. En savons-nous davantage aujourd’hui ?

Tout juste vingt ans après le début du génocide rwandais, la question se pose toujours sur la nature de la responsabilité de la France. Est-elle le résultat d’un aveuglement coupable ? D’une sous-estimation de l’ampleur de la tragédie ? Ou, plus grave encore, la France de Mitterrand, Balladur et Juppé (nous étions en période de cohabitation) a-t-elle pris le parti des génocidaires ? Les journalistes Benoît Collombat et David Servenay penchent pour la seconde hypothèse, au terme d’un livre-enquête documenté qui laisse entrevoir que la France, prise dans sa logique coloniale, aurait continué de livrer des armes au gouvernement de transition hutu alors que les milices extrémistes, qui lui étaient liées, exterminaient hommes, femmes et enfants, tutsis dans leur immense majorité. Les auteurs mettent en lumière le rôle central du très sulfureux capitaine Barril, ancien « gendarme de l’Élysée ». Le mercenaire travaillait-il pour son compte ou opérait-il « au nom de la France », accomplissant ce que Paris ne pouvait assumer officiellement ? L’enquête de Collombat et Servenay nous fait plonger dans les méandres d’une France bicéphale, dans laquelle fait rage la guerre entre la cellule africaine de l’Élysée, Matignon et le Quai d’Orsay.

Guerres secrètes au Rwanda. « Au nom de la France » , Benoît Collombat & David Servenay, La Découverte, 295 p., 19,50 euros.

L’identité des commanditaires de l’attentat du 6 avril n’est toujours pas connue. Cela n’empêche pas bien des auteurs de faire part de leurs convictions contradictoires sur la question. Pour moi, l’essentiel est de répéter que l’attentat contre l’avion du président Habyarimana n’a pas été la cause du génocide. Celui-ci a été voulu et organisé par une faction de politiciens et de militaires hutus qui ont tiré parti des quelques heures de chaos suivant l’attentat pour s’emparer du pouvoir, former un « gouvernement intérimaire » illégal et engager la politique du pire. Conscients de la supériorité militaire du Front patriotique rwandais (opposants majoritairement tutsis), ils annoncèrent, le 12 avril, sur la radio nationale, que l’heure était venue d’attaquer « l’ennemi du Rwanda », soit les Tutsis. Ils utilisèrent tous les moyens dont ils disposaient pour étendre les massacres au pays entier. Lorsque la défaite face au FPR devint évidente, ils s’acharnèrent à traquer les survivants. Chaque camp avait refusé dès le début toute négociation, le FPR fit une campagne militaire qui le conduisit à la victoire, le gouvernement intérimaire décréta « une guerre dans la guerre », le génocide. Et la communauté internationale abandonna les victimes à leur sort dès les premiers jours.

L’hypothèse d’une implication de la France dans le génocide avait également fait polémique. Où en est-on aujourd’hui ?

Depuis l’offensive du FPR, le 1er octobre 1990, la France s’est montrée l’alliée fidèle de politiciens qui ont recouru à une politique de massacres des Tutsis (le premier a eu lieu dès le 14 octobre), et qui ont mené une propagande assassine contre cette minorité. Les autorités françaises de l’époque s’en sont tenues à des remontrances verbales, tout en maintenant une assistance militaire suffisant à bloquer l’avancée du FPR. Durant les premières semaines après le début du génocide, elles n’ont pas rompu les relations officielles avec le gouvernement. Pour ma part, il est indiscutable que ces autorités françaises ont été alliées avec des auteurs de crimes contre l’humanité que nul ne pouvait ignorer. Quand ces crimes ont pris, après le 6 avril 1994, le caractère d’un génocide, l’alliance diplomatique s’est poursuivie, jusqu’à la déclaration d’Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères, le 17 mai, qualifiant les massacres de génocide. Depuis, les relations entre la France et le Rwanda ont été chaotiques. Actuellement, il semblerait que des dialogues se renouent. Le procès de Pascal Simbikangwa, qui a donné lieu à la première condamnation d’un génocidaire en France, même s’il est tardif, fait partie de ce travail de rapprochement.

La presse internationale a récemment rapporté les critiques envers le Président Paul Kagame concernant le non-respect des libertés au Rwanda et l’assassinat d’opposants politiques en Ouganda et en Afrique du Sud. Qu’en pensez-vous ?

L’actuel régime rwandais est une dictature. Et ce n’est pas récent. Ce qui est plus nouveau, c’est que la presse internationale en parle, y compris aux États-Unis et en Angleterre. Il y a d’abord eu la dénonciation par les Nations unies du soutien apporté par le Rwanda au M23, un mouvement rebelle armé à l’est de la République démocratique du Congo. Quant à la situation intérieure, depuis plusieurs années, les emprisonnements arbitraires se sont multipliés, ainsi que les assassinats de Rwandais suspects d’opposition politique, de journalistes, de militaires dissidents, assassinats perpétrés au Rwanda et dans des pays étrangers. Dernièrement, le meurtre de Patrick Karegeya et la troisième tentative d’assassinat de Kayumba Nyamwasa en Afrique du Sud (qui a entraîné le renvoi de diplomates rwandais impliqués dans ces actions) ont été largement médiatisés. Ces deux hommes ont fait partie du noyau créateur du FPR avec Paul Kagame. Ils ont ont gouverné avec lui des années, avant de devenir des dissidents. Certes, le Rwanda est stable, mais à quel prix ?

Vous êtes spécialiste du Rwanda. La connaissance des événements de 1994 a-t-elle progressé ?

En ce qui concerne la période 1990-1994 et le génocide, des chercheurs de plusieurs pays ont mené des enquêtes de terrain et obtenu de grandes avancées de connaissance. Le travail effectué par le Tribunal pénal international pour le Rwanda est également considérable, en particulier sur l’examen du rôle des leaders du génocide. Il reste encore, en ce qui concerne le rôle de la France au Rwanda, des archives à ouvrir, en particulier celles du ministère de la Défense.

Monde
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