« les Trois Sœurs du Yunnan », de Wang Bing : Enfants de labeur

Dans les Trois Sœurs du Yunnan , Wang Bing filme la solitude et l’énergie de trois fillettes dans un environnement de misère.

Christophe Kantcheff  • 16 avril 2014
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Le Yunnan est considéré comme l’une des plus belles provinces de Chine, par conséquent l’une des plus touristiques. Sur Internet, les premières occurrences du terme « Yunnan » apparaissant dans un moteur de recherche ne concernent que cette approche-là. Heureusement, il y a le cinéma et le film de Wang Bing, les Trois Sœurs du Yunnan, pour voir autre chose que ce qui occupe l’œil uniformisé du touriste. D’autant que, depuis À l’ouest des rails, en 2003, où le documentariste nous faisait passer neuf heures dans les immenses usines Tie Xi au bord de la ruine, le cinéaste emporte sa caméra là où personne ne va et la tourne vers ceux que nul ne regarde.

À noter : la manifestation Wang Bing-Jaimes Rosales, dans la série « Cinéastes en correspondance », comprenant la rétrospective intégrale et une exposition inédite de Wang Bing, se tiendra au Centre Pompidou, à Paris, du 14 avril au 26 mai. À lire : Alors, la Chine (entretien avec Emmanuel Burdeau et Eugenio Renzi), Wang Bing, éd. Les Prairies ordinaires (176 p., 17 euros) ; Wang Bing, un cinéaste en Chine aujourd’hui, de Caroline Renard, Isabelle Anselme et François Amy de la Bretèque (dir.), Presses universitaires de Provence (223 p., 22 euros).
Par exemple, sur les plateaux du Yunnan, à 3 200 mètres d’altitude, dans un rude paysage de montagnes, terres d’élevage de chèvres et de moutons, éloignées de tout sauf de la pauvreté. Un père a dû s’exiler en ville pour trouver du travail, laissant ses filles, dont la mère a disparu, Yingying, 10 ans, Zhenzhen, 6 ans, et Fenfen, 4 ans. Elles vivent quasiment seules, dans un hameau, avec un grand-père qui bougonne des ordres, près de la maison d’un oncle et d’une tante qui n’ont aucun égard pour elles. La caméra de Wang Bing se tient de bout en bout à hauteur d’enfants. Il axe son film sur elles, ces trois sœurs a priori si étrangères à Tchekhov, que l’on découvre enveloppées par la pénombre d’un intérieur aux murs nus. Quand un adulte est présent, il ne fait que traverser le cadre, comme un passant indifférent. Sauf le père, qui revient deux fois dans son village. Le seul à parler avec elles, à leur sourire, à les prendre dans ses bras. Le seul à avoir de la considération pour elles, hormis la caméra de Wang Bing.

Yingying, Zhenzhen, Fenfen sont des enfants sans enfance. Les deux petites font des allers-retours dans la boue, derrière les cochons, contribuent aux menus travaux au gré de leurs maigres forces, se lavent chichement, sont épouillées par leur sœur aînée Yingying, qui, à 10 ans, est une mère courage. Elle garde un œil sur ses deux sœurs, accomplit les tâches d’une femme d’intérieur – le lavage des rares vêtements de rechange, la vaisselle… – et surtout doit s’occuper du troupeau de moutons, participer à la collecte du crottin qui sert de combustible, remplir des hottes d’herbe coupée… Et parvient encore à voler du temps pour faire des exercices dans un cahier. Une séquence la montre en classe, à l’école du village. Le grand-père lui reproche pourtant de passer trop de temps à étudier. Il n’est pas tyrannique mais conduit par la nécessité. À ce moment-là, le père des fillettes est venu prendre les deux petites pour les emmener à la ville. Yingying est restée pour tout faire. Sa capacité de résistance à l’effort, au travail, à se maintenir debout est sidérante. Elle ne se plaint jamais. Dit à une autre petite fille qui la menace : « Moi, je n’appelle jamais à l’aide ! » Wang Bing la montre dans sa solitude radicale. Dehors comme dedans. En train de manger une pomme de terre comme une friandise. Ou mettant à sa bouche un papier en plastique transparent. Un moment de distraction…

Dans les scènes d’intérieur, avec la pénombre trouée par une unique source de lumière venant d’un portant ouvert ou d’un feu et, lors des repas, avec les fumées qui montent des bols et de la marmite, le cadre du cinéaste est souvent composé comme un tableau. Rien, cependant, d’esthétisant ni de misérabiliste. À l’extérieur, il saisit le mouvement caméra à l’épaule, marchant derrière ses personnages – on entend parfois son souffle quand monte la pente. Pourquoi les plans de Wang Bing ont-ils cette force incroyable qui fait des Trois Sœurs de Yunnan une œuvre extraordinaire ? Parce qu’ils captent l’énergie dans la misère, l’instinct de vie, la lueur intérieure qui habite ces enfants. Ces trois sœurs à l’avenir si fragile. Comme chez Tchekhov.

**Les Trois Sœurs du Yunnan** , Wang Bing, 2 h 28.
Cinéma
Temps de lecture : 4 minutes
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