Une France des collectivités locales en compétition

Fusions, absorptions, rationalisation et rentabilité sont les maîtres mots d’une réforme territoriale qui revient sur des votes, parfois récents, de la gauche.

Michel Soudais  • 17 avril 2014 abonné·es

Si Manuel Valls voulait frapper les esprits, c’est réussi. Dans son discours de politique générale, le Premier ministre a joué de l’effet de surprise pour annoncer, en trois minutes chrono, « quatre changements majeurs » destinés à en finir avec le « millefeuille territorial »  : la réduction de moitié du nombre des Régions dès 2017, la refonte de la carte des intercommunalités au 1er janvier 2018, la stricte clarification des compétences entre Régions et départements, et pour finir la suppression des conseils départementaux en 2021. La méthode est radicale et il n’est pas exagéré de parler d’un « big-bang » territorial. Elle est aussi brutale. Le socialiste Claudy Lebreton, président de l’Assemblée des départements de France (ADF), s’est aussitôt dit « abasourdi ». Et pour cause, ces annonces n’ont été précédées d’aucun échange avec les associations d’élus concernés. Pas plus, semble-t-il, avec les présidents des groupes parlementaires reçus la veille à Matignon. Cette mauvaise manière dénote une conception de la concertation démocratique en tout point similaire à celle qui prévaut dans le dialogue social : le chef de l’exécutif ouvre un débat après avoir annoncé quelle en sera la conclusion. Hormis ce volontarisme autoritaire, dont bien des éditorialistes se réjouissent qu’il donne une perspective à l’Acte III de la décentralisation initié par François Hollande dès son élection, le « big-bang » de Manuel Valls se contente pour l’essentiel de reprendre des idées mises sur la table depuis plusieurs années, plus par la droite que par la gauche. Des idées qui figurent parmi les recommandations de la Commission européenne, mais qui jusque-là n’avaient guère abouti.

La diminution du nombre des Régions

En février 2009, le Comité de réforme des collectivités locales présidé par Édouard Balladur avait préconisé de ramener leur nombre de 22 à 15, mais Nicolas Sarkozy n’avait pas donné suite à cet aspect de son rapport. François Hollande avait rouvert ce chantier lors de sa conférence de presse, le 14 janvier, sans toutefois indiquer le nombre de régions qui devaient fusionner. En suggérant de n’en conserver que 11, Manuel Valls ne cache pas s’inspirer du rapport rendu en octobre 2013 par une mission d’information sénatoriale sur l’avenir de l’organisation décentralisée de la République, conduite par les sénateurs Jean-Pierre Raffarin (UMP) et Yves Krattinger (PS), qui recommandait de n’en garder que 8 ou 10.

La modification de la carte des intercommunalités

Depuis leur création en 2001, cette carte est en perpétuelle évolution et le nombre des intercommunalités a commencé à diminuer. Pas assez au goût de l’exécutif, qui souhaite les regrouper sur « des bassins de vie », une notion aussi floue qu’extensive, car dépourvue de fondement juridique.

La suppression des conseils départementaux

« On est morts. » Tel est le commentaire lapidaire laissé par Étienne Bernard, directeur du centre d’art contemporain brestois Passerelle, sur Facebook, au soir du discours de politique générale de Valls. Façon « excessive », reconnaît-il quelques jours plus tard, de traduire son désarroi face à l’annonce du Premier ministre de supprimer la clause de compétence générale.

Il y a bien sûr l’angoisse budgétaire : dans le secteur culturel, où règne le système des « financements croisés » – un même projet est soutenu par différents bailleurs –, interdire à un conseil général de financer en « extra » la tournée estivale d’un groupe de pop ou un centre d’art comme Passerelle (qui reçoit ses subsides de la métropole, du département, de la Région et de l’État) pourrait se révéler ravageur. « Réduire l’éventail des financeurs locaux serait une folie alors que l’État se désengage de plus en plus », souligne Francis Parny, ex-vice-président Culture en Île-de-France, qui estime impossible une suppression pure et simple de la clause « tant les choses sont enchevêtrées ».

Au-delà des transferts de crédits, c’est toute la mécanique de décentralisation qui s’en trouverait grippée : « Imaginez si la tutelle départementale, qui nous incite à faire venir les écoliers de tout le Finistère pour visiter notre centre, disparaissait… Ce serait une atteinte aux services publics ! Déjà qu’on nous reproche d’être hors-sol, élitistes », explique Étienne Bernard. « On reviendrait de fait à une logique jacobine, poursuit-il, mais sans volonté politique de recentraliser vraiment. » Il n’y aurait rien de pire.

Véritable serpent de mer de la politique française depuis une quinzaine d’années, cette mesure envisagée notamment par Alain Juppé avait été écartée par François Hollande lors de ses vœux aux Corréziens. Dans la foulée, Marylise Lebranchu avait assuré, devant des présidents de conseil général, que « les départements sont un pilier de l’organisation territoriale ». Après l’enterrement de la réforme de Nicolas Sarkozy, qui, avec la création du conseiller territorial, organisait l’absorption du département par les Régions, l’ADF ne s’attendait pas à entendre Manuel Valls programmer la mort de l’échelon départemental. Même si, comme le rappelle Aurélia Troupel, maître de conférences à l’université de Montpellier-I, dans un entretien à Politis.fr, « les conseils généraux sont en sursis depuis 2008, année où a débuté une réforme territoriale un peu désarçonnante car elle se prolonge sans fin ». Reste une question de taille : qui récupérera les compétences des départements ? Il y a là un problème, a admis Marylise Lebranchu sur France Inter, le 10 avril. La ministre ne souhaite pas que le financement du RSA, dont 3 milliards d’euros incombent aux départements, « repose sur l’impôt sur le revenu, qui touche davantage les classes moyennes que l’impôt local, qui est mieux réparti » (sic). Effectivement, les pauvres paient la taxe d’habitation, que la gauche juge inégalitaire.

La suppression de la clause de compétence générale

Cette clause, qui permet à une collectivité – Région, département, commune – d’intervenir dans tous les domaines qu’elle juge nécessaires dès lors qu’ils relèvent de son territoire, offre aux élus une grande latitude d’action. Le plus souvent pour répondre à des demandes spécifiques (tourisme, culture, intervention économique…) de leurs électeurs, parfois aussi pour satisfaire leurs lubies. Entre 1995 et 2001, l’existence de cette clause avait autorisé la Région et les départements dont relevaient les mairies FN à venir en aides aux associations sociales et culturelles que les maires frontistes, mus par un intérêt partisan, ne voulaient plus subventionner. Attaquée par la droite, la clause de compétence générale était jusqu’ici défendue par la gauche. La réforme territoriale de Nicolas Sarkozy avait programmé sa suppression pour les Régions et départements ; le gouvernement de Jean-Marc Ayrault l’a rétablie dans la loi du 19 décembre. Savoureux : dans son Guide anti-FN (Librio), paru le 5 février, la Gauche forte, un club du PS constitué autour du député Yann Galut, reproche à Marine Le Pen d’avoir inscrit dans son programme la fin de cette clause, qu’elle accuse d’être « à l’origine de toutes les dérives féodales ». Elle permet au contraire de cofinancer « de nombreux projets locaux » et, « en multipliant les financeurs potentiels, de démultiplier la possibilité d’investissements productifs », soutient (p. 98) la Gauche forte, dont les députés ont néanmoins voté des deux mains la confiance à… Manuel Valls. Finalement, l’empreinte du nouveau Premier ministre dans ce « big-bang » consiste surtout à fixer un calendrier à des réformes dont le principal objectif est la création de territoires compétitifs. La logique de rentabilité qui les motive augure mal d’une solidarité avec les territoires qui ne joueront pas dans la cour des grands.

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La France rêvée de Manuel Valls
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