Andreï Gratchev : « L’Europe et la Russie ont placé l’Ukraine face à un choix impossible »

Selon Andreï Gratchev, le pays est partagé entre deux puissances qui n’ont jamais su travailler ensemble et méconnaissent l’une comme l’autre la réalité ukrainienne.

Lena Bjurström  • 1 mai 2014 abonné·es

Àl’Est de l’Ukraine, les affrontements se multiplient entre l’armée et les miliciens pro-russes. Moscou et les Occidentaux s’accusent mutuellement d’envenimer la crise et massent leurs troupes près des frontières ukrainiennes. Les responsabilités du conflit sont partagées, selon l’historien et journaliste Andreï Gratchev. Et les chances de sortie de crise par un compromis semblent minces.

Comment expliquez-vous la crise ukrainienne ?

Adreï Gratchev : À l’origine de la situation actuelle, il y a, de mon point de vue, une série d’erreurs politiques commises par chaque protagoniste engagé dans cette crise. À commencer par Viktor Ianoukovitch et son gouvernement. Tout à sa recherche du meilleur partenaire stratégique pour sortir son pays de la crise économique, l’ex-président s’est déconnecté de la société ukrainienne, qu’il n’a pas prise en compte dans son choix. Quand il a subitement annulé le projet d’association avec l’Union européenne pour se soumettre au diktat russe, il a largement sous-estimé la probabilité d’une réaction forte, émotionnelle et politique, des citoyens ukrainiens. Le mouvement de Maïdan est parti du rejet d’un régime russe, faisant ainsi écho aux révolutions de velours des ex-républiques soviétiques en 1989. Mais, à cela, s’est ajoutée l’expression d’une déception face à l’incapacité de l’ensemble de la classe politique de reconstruire le pays après la sortie de l’URSS. L’Ukraine a souffert de la gestion des élites postcommunistes, qui n’ont produit qu’une nouvelle version des régimes corrompus et déconnectés de la société de l’époque précédente. En cela, le mouvement de Maïdan s’est formé à l’image des soulèvements du printemps arabe. Mais, comme dans la révolution égyptienne, cette révolte a vite été récupérée par ses éléments les plus radicaux.

Quelles sont les parts de responsabilité de l’Europe et de la Russie ?

L’Union européenne a abordé le dossier ukrainien avec une légèreté frisant l’incompétence. Les Européens ont cru que le projet d’association avec Kiev pouvait se traiter comme une simple formalité bureaucratique. Ils n’ont pas tenu compte de l’extrême complexité de ce pays, traversé par de multiples fractures politiques, religieuses, sociales et économiques, et de son histoire composite, en balance entre la Russie et l’Europe. Autant d’aspects dramatiques de la réalité ukrainienne qui permettent de la comparer à la situation de l’ex-Yougoslavie, et que l’Union européenne a sous-estimés. Enfin, la Russie est en grande partie responsable des tensions actuelles. Vladimir Poutine a choisi la voie brutale, à la manière de la Russie impériale, en cherchant à bloquer le choix européen de l’Ukraine. Ce faisant, il a sous-estimé le climat explosif qui pouvait être généré par la soumission du gouvernement ukrainien à ses règles du jeu. Cela devait logiquement ranimer les passions et les sentiments anti-russes bien présents au sein de la population ukrainienne, à l’ouest comme à l’est du pays. D’autre part, Vladimir Poutine a oublié que, depuis l’indépendance, une nouvelle génération est apparue, ni pro-russe ni pro-européenne, mais tout simplement pro-ukrainienne. Il n’a pas pris en compte les évolutions de la société. De manière générale, ces trois acteurs ont placé l’Ukraine face à un choix impossible entre l’Europe et la Russie. Cela devait logiquement provoquer la déchirure de cette société profondément liée à l’Est comme à l’Ouest.

Cette crise ne trouve-t-elle pas son origine dans les conditions du démantèlement de l’URSS ?

Pour mieux comprendre la situation actuelle, il faut en effet revenir plus de vingt ans en arrière, à la disparition de l’URSS. Malgré le projet politique de Mikhaïl Gorbatchev, qui prévoyait le démantèlement du régime communiste en parallèle d’une association avec l’Europe, cette dernière n’a pas trouvé le courage politique de créer une nouvelle formation internationale en se rapprochant de la Russie. Elle l’a considérée comme une force étrangère et l’a repoussée. Ainsi, aucune véritable alliance n’a été construite ces vingt dernières années. L’UE et Moscou n’ont pas assuré la gestion de cette révolution géopolitique de 1991. Cela a créé une situation comme celle de l’Ukraine, partagée entre deux puissances qui n’ont pas su travailler ensemble. La Russie n’a rien à perdre en s’opposant à l’Europe, puisque celle-ci n’a rien été capable de créer. Et Vladimir Poutine a intérêt à jouer sur la corde anti-occidentale et nationaliste de la population russe.

Quelle est l’influence de la politique intérieure russe dans cette affaire ?

Vladimir Poutine est largement inspiré dans son action par ses problèmes de politique intérieure. Pour colmater les failles de son régime, plus importantes depuis son élection à un troisième mandat, il fait appel au renouveau du sentiment nationaliste russe, ainsi qu’aux vieilles rancœurs vis-à-vis de l’Occident, héritées de l’époque soviétique. Comme autrefois, il présente la Russie comme la cible des Occidentaux et la victime de leurs manipulations. Et il peut ainsi s’appuyer sur le soutien d’une majorité de la population russe. Mais on retrouve cette attitude belliqueuse chez les nouvelles autorités ukrainiennes. Issu de la rue et non du vote, ce pouvoir en manque de légitimité s’appuie également sur la construction d’un ennemi extérieur et joue la carte du nationalisme. Ces stratégies russe et ukrainienne nous entraînent vers une aggravation du conflit plutôt que vers une recherche du compromis.

La fédéralisation de l’Ukraine aurait-elle pu ouvrir la porte à une sortie de crise ?

Elle aurait été une solution logique et pragmatique, au regard des fractures de la société ukrainienne. Elle aurait peut-être même pu permettre à Kiev de conserver la Crimée. Mais cette solution a été suggérée bien trop tard. L’État fédéral peut être aujourd’hui perçu par les Ukrainiens comme une formule imposée par Moscou, et donc vécue comme une humiliation et une remise en cause de la souveraineté de Kiev. Cette solution est ainsi éliminée avant même d’avoir été réellement envisagée.

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