Complexités ukrainiennes

Le coup de génie de Poutine a consisté à rejouer la Deuxième Guerre mondiale : résistance soviétique contre nazisme.

Denis Sieffert  • 8 mai 2014 abonné·es

On connaît le mot de Rudyard Kipling : « La première victime de la guerre, c’est la vérité. » Et c’est peu dire que le conflit ukrainien – qui n’est pas encore la guerre, ni même tout à fait la guerre civile – n’échappe pas à la règle. Nous n’y pouvons pas grand-chose, tant les logiques en mouvement nous écrasent. Mais ce que nous pouvons au moins, c’est ne pas relayer la propagande dans nos contrées. Car le regard que nous portons sur ces événements en dit long sur notre propre rapport avec la vérité et notre conception de la politique et du pouvoir. S’il est vrai que dans cette affaire, comme dans bien d’autres, le point de vue occidental, pour ne pas dire « occidentaliste », domine dans la plupart des médias, ce serait une erreur de croire que le discours de Poutine est autre chose qu’une propagande grossière.

La première contre-vérité, fondatrice de toutes les autres, c’est évidemment la stigmatisation de la révolution de la place Maïdan, qualifiée de fasciste par Moscou. Edgar Morin avait raison, dans une récente tribune au Monde, de comparer « en puissance » et « en ferveur » « la magnifique manifestation populaire » de Kiev à celle de la place Tahrir au Caire. Mais c’est plutôt l’analogie avec la Syrie qui vient ensuite à l’esprit. Comme en Syrie, la répression a peu à peu sélectionné une opposition radicale et violente. Les rassemblements familiaux et les enfants à califourchon sur les épaules paternelles ont disparu aux premiers coups de feu au profit des militants ultranationalistes fascisants des partis Svoboda et Pravyi Sektor. Mais ces mouvements ne recueillent guère plus de 3% dans les sondages. Ce qui n’autorise pas à dénaturer la révolution de Maïdan, ni l’état d’esprit de l’immense majorité des habitants. Le coup de génie de Poutine – mais un coup de génie moralement peu recommandable – a consisté à rejouer la Deuxième Guerre mondiale : résistance soviétique contre nazisme. Les petites gens du Donbass qui se mobilisent contre le pouvoir de Kiev n’ont à présent que ce mot à la bouche : « Nous ne voulons pas des fascistes. » Au demeurant, les miliciens pro-russes cagoulés, et qui attaquent les manifestations à coups de battes de base-ball (on joue décidément beaucoup au base-ball à la frontière russe) ne valent pas mieux que les gros bras de Pravyi Sektor (identifiés, eux, à des « supporters de football »…). Le drame d’Odessa témoigne de ce que peut donner un face-à-face entre extrémistes des deux camps : des miliciens pro-russes attaquent une manifestation en faveur de l’intégrité ukrainienne ; ils sont repoussés par un service d’ordre qui les pourchasse jusqu’à la Maison des syndicats, avant qu’une main criminelle mette le feu au bâtiment. On connaît la suite.

La propagande pro-russe ne vient d’ailleurs pas tout le temps de Moscou. La chaîne allemande ARD a avancé la thèse que les premiers coups de feu de la place Maïdan contre les manifestants auraient été le fait de mouvements radicaux anti-Ianoukovitch. Outre que le reportage, décortiqué par Arrêt sur images, est aussi obscur que peu probant, on se souvient que cette chaîne s’était déjà illustrée en 2002 en affirmant ignoblement que les images de la mort du petit Mohamed Al-Durah, à Gaza, diffusées deux ans plus tôt par France 2, procédaient d’une mise en scène. Mais, après tout, les groupes ultranationalistes ukrainiens sont bien capables du pire, et les sbires de Ianoukovitch aussi. En l’occurrence, la recherche de « preuves », surtout quand le résultat n’est pas convaincant, risque fort de désinformer plus qu’autre chose en suggérant, par exemple, que l’autocrate ubuesque contre lequel les Ukrainiens se sont soulevés a été la victime d’une machination. On l’aura compris, ce n’est pas tant de l’Ukraine dont nous parlons ici que des chausse-trappes de l’information dans une situation extrême. L’autre grande réussite de Poutine, en matière de propagande, aura été de créer dans l’est du pays l’illusion d’une révolution de la place Maïdan à l’envers. Mais l’occupation des bâtiments officiels dans les principales villes du Donbass, après la reconquête de la Crimée par l’armée russe, n’a pas résulté d’un soulèvement populaire. Les miliciens cagoulés n’ont pas surgi du mouvement pour le récupérer. Ils l’ont précédé. Ils l’ont provoqué.

Apparemment, tout est donc fabrication dans cette affaire. Est-ce à dire pour autant que l’action du Président russe ne reposait sur rien ? Ce serait tout aussi faux de l’affirmer. En l’occurrence, la « provocation » a révélé une réalité sociale et culturelle profonde que les Européens ont négligée depuis plus de deux décennies. Là est la vraie responsabilité des puissances occidentales. C’est l’insatiable avidité avec laquelle la finance s’est ruée sur l’URSS pour la dépouiller. C’est la rage avec laquelle nos pays, et en premier lieu les États-Unis de Reagan, de George Bush père et de Bill Clinton ont transformé le plus grand pays du monde en un casino, avec sa mafia, ses oligarques, ses inégalités abyssales. Nul besoin pour le dire de reprendre à notre compte le discours de Poutine. Ce que l’on peut conclure en revanche, c’est que si la propagande russe fonctionne sur l’est de l’Ukraine, c’est qu’il y a à cela de bonnes raisons. Elle ne correspond pas, c’est le moins que l’on puisse dire, à la vérité du moment, mais elle repose sur une réalité profonde que les Européens n’ont pas voulu voir et qu’ils ont encouragé les nouvelles autorités de Kiev à ne pas voir.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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