Contre la traite des mille vaches

À Drucat, dans la Somme, déboutés de leur action contre la construction de la plus grosse ferme laitière de France, les opposants comptent bien entraver le lancement de sa production, prévu dès juillet.

Patrick Piro  • 1 mai 2014 abonné·es

Sur la plaine picarde, au nord d’Abbeville (Somme), l’étable hors norme en voie d’achèvement émerge d’une parcelle nue aux sillons tirés au cordeau. Longue de 234 mètres, elle pourra accueillir un millier de vaches laitières qui n’en sortiront jamais, soumises à trois traites par jour. L’exploitation – une dizaine de bâtiments – devrait aussi accueillir 750 génisses et veaux. Elle sera dotée d’un méthaniseur dix fois plus puissant que les modèles classiques pour « digérer » les excréments des bovins et produire du biogaz puis de l’électricité, vendue à EDF. Un gigantisme inédit en France. Le propriétaire, Michel Ramery, industriel régnant notamment sur le BTP de la Normandie au Pas-de-Calais [^2], est allé chercher l’inspiration en Allemagne.

Le 19 avril, Laurent Pinatel s’est rendu en tracteur à Saint-Étienne, à proximité de sa ferme, convoqué par le procureur pour une garde à vue qui a duré quatre heures. Le porte-parole de la Confédération paysanne avait refusé de se rendre à Abbeville pour répondre de l’action collective menée la nuit du 12 septembre par le syndicat sur le site de la ferme aux mille vaches. « On aurait retrouvé mon ADN sur le chantier. De l’intox ! Et on déplace un chef de brigade criminelle sur 700 kilomètres pour ça ? La disproportion des moyens montre bien que nous avons affaire à des gens protégés par le pouvoir, fulmine-t-il. Pour justifier la garde à vue, le gendarme, “aux ordres du procureur”, m’a dit : C’est “appui politique contre appui médiatique” ! On cherche à me casser pour mettre la Confédération paysanne au pas. C’est vraiment la justice comme on ne l’aime pas, au service d’une dérive inquiétante de la politique des petits copains. Ramery se vante d’être un proche du Président. Ce dernier cautionne donc l’accaparement des terres, la baisse du prix du lait ? Que Hollande tranche entre deux types d’agriculture diamétralement opposés ! On ne lâchera pas ! »
Une voiture de la gendarmerie stationne au bout de l’allée de terre battue : depuis plus de deux ans, le projet attise la colère des habitants du village de Drucat et des environs, redoutant les pollutions, le bruit, la noria des camions. Le 12 mars, le tribunal administratif d’Amiens rejetait en appel le référé demandant la suspension des travaux. « Pourtant, les irrégularités sont légion ! », assure Grégoire Frison, l’avocat de l’association Nos villages se soucient de leur environnement (Novissen), qui regroupe près de 2 300 opposants ^3. L’association a saisi le Conseil d’État, sûre de ses arguments : conflit potentiel d’intérêts avec l’architecte – maire de Buigny-Saint-Maclou, concerné par le projet –, pièces manquantes, étude environnementale lacunaire, demande d’exploitation non conforme, maîtrise incomplète du foncier. En effet, pour épandre 40 000 tonnes par an de résidus de méthanisation, Ramery devrait maîtriser 3 000 hectares de foncier. « Il en est à moins de 2 000 », estime Grégoire Frison, qui veut démontrer que l’industriel fait pression sur des exploitants en difficulté pour parvenir à ses fins. Depuis quelques mois, la bataille a changé de dimension. « C’est un modèle que nous combattons, destructeur de l’environnement et de l’emploi : l’exploitation emploiera moins de 15 salariés, l’équivalent d’une vingtaine de fermes familiales », dénonce Michel Kfoury. Président de Novissen, il s’est engagé sur la liste menée par l’eurodéputée EELV Karima Delli dans le Nord-Ouest pour le scrutin européen du 25 mai. « Vous avez dépassé la critique des nuisances de voisinage pour poser un débat d’intérêt public à l’échelle nationale et au-delà », souligne Dominique Jourdain, ancien maire PS de Château-Thierry (Aisne) et colistier, intervenant jeudi dernier à Drucat, où faisait étape le « tour de France » de la campagne européenne d’EELV. En septembre dernier, la Confédération paysanne est entrée dans la danse. Une vingtaine de syndicalistes ont pénétré sur le chantier pour y peindre un slogan protestataire, dégonfler les pneus d’engins et subtiliser des pièces mécaniques (voir ci-dessous).

Cette focalisation sur la ferme Ramery exaspère la branche départementale de la FNSEA. « Arrêtez de liguer la population contre les éleveurs et contre tout projet ! », lance le syndicat agricole majoritaire. L’Union des producteurs laitiers de Picardie, qui en est membre, « regrette certes qu’il ne s’agisse pas d’un projet d’agriculteurs, mais la taille de l’exploitation ne nous choque pas, commente Olivier Thibaut, son président. On peut en attendre des gains de productivité, alors que la disparition des quotas laitiers, en 2015, nous exposera plus durement à la concurrence internationale ». Novissen vient de lancer une campagne pour interpeller Senoble. L’entreprise agroalimentaire aurait signé pour écouler la production des mille vaches, que Ramery s’est dit prêt à vendre 0,27 euro le litre, soit 20 % en dessous du cours actuel. Déduction des opposants : c’est donc le méthaniseur qui assurera la rentabilité de la ferme. « Le lait, sous-produit de la merde : voilà l’agriculture qu’ils défendent ! », tonnait l’eurodéputé José Bové lors d’une manifestation. Le bras de fer est entré dans une phase purement politique : le temps que le Conseil d’État se prononce, la ferme devrait être achevée, « créant un fait accompli assorti d’une autorisation d’exploiter quasi automatique », redoute Grégoire Frison. La Confédération paysanne a interpellé le ministre de l’Agriculture et le président de la République sur la cohérence du projet Ramery avec une « agroécologie » consacrée par la récente loi d’avenir agricole. Sans réponse, et sans illusion. Les opposants soupçonnent l’entrepreneur, très en cour chez les socialistes du Nord, de cultiver des liens haut placés. « Si François  [Hollande] me le demande, j’arrête tout », a-t-il un jour déclaré en présence de Michel Kfoury. La ferme aux mille vaches annonce une première traite en juillet. « Nous allons faire en sorte qu’elle n’ait pas lieu », prévient Laurent Pinatel, porte-parole de la Confédération paysanne, convaincu que la partie se jouera sur un rapport de force.

[^2]: Voir Politis n° 1268, du 12 septembre 2013.

[^3]: www.novissen.com

Écologie
Temps de lecture : 5 minutes

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