« Des deux murailles de la Méditerranée »

Dimanche 1er juin, le philosophe Étienne Balibar débattra avec Rony Brauman, ex-président de Médecins sans frontière, sur la question des « Murs et frontières ». Extrait de son allocution.

Étienne Balibar  • 29 mai 2014 abonné·es
« Des deux murailles de la Méditerranée »
© **« Écrire l’histoire aujourd’hui »** , La Manufacture des Idées, du 28 mai au 1er juin, à Chasselas (71), www.lamanufacturedidees.org. Photo : AFP PHOTO / BLASCO DE AVELLANEDA

Je voudrais nous remettre devant les yeux un événement qui a eu en Europe un retentissement symbolique considérable et des conséquences spectaculaires : ce que j’appellerai l’accélération de la construction de la « muraille de la Méditerranée ». Dans une large mesure, il s’agit encore d’une construction virtuelle, ou plus exactement ce qu’elle recouvre est un complexe d’institutions et de dispositifs différenciés, de législations, de politiques préventives et répressives, d’accords internationaux formels et informels. Mais pris ensemble, ce à quoi ils tendent est très clair : il s’agit de restreindre la liberté de circulation, sinon de l’annuler purement et simplement pour certaines catégories d’individus et certains groupes sociaux définis en termes de caractéristiques ethniques (donc, au bout du compte, raciales) et de nationalité. Cependant, nous avons déjà sous les yeux deux réalisations partielles de cette « muraille » qui sont beaucoup plus concrètes : leur visibilité même cristallise beaucoup des tensions statutaires et des aspects spatiaux du problème de la mobilité dans la géopolitique actuelle. Situées aux deux extrémités de l’espace méditerranéen, ces premières réalisations concrètes ont certes une histoire différente, des origines et des justifications propres, mais leur ressemblance matérielle est frappante pour quiconque les a observées sur place ou en a vu les images successives. Ce qui suggère de rechercher des analogies plus profondes. Il s’agit, vous l’avez compris, du « mur » que l’État d’Israël construit en territoire palestinien occupé, et des fortifications en cours de renforcement le long des « enclaves » espagnoles de Ceuta et Melilla sur la côte marocaine, qui s’accompagne désormais, en plus du réseau de barrières électrifiées et des tours de guet, de déforestations, de nivellements, de fossés et de routes parallèles à usage militaire.

Chasselas, en Saône-et-Loire, village de quelques 200 habitants immergé dans les vignes, accueille chaque année un festival qui réunit écrivains, cinéastes, magistrats, philosophes, historiens et sociologues que, pour certains, les plus grandes universités se disputent ! Son public, fidèle, et les invités de chaque édition se mêlent durant quatre jours à la vie du village, hébergés souvent chez l’habitant, tout le monde se réunissant et échangeant autour de repas savoureux. Sous son chapiteau monté à l’entrée du village, la Manufacture des idées organise lectures, spectacles, projections, et surtout débats. Pour sa troisième édition, tournée vers l’écriture de l’histoire aujourd’hui, notamment celle de la Grande Guerre, le festival accueille l’écrivain Jean Echenoz, le comédien Jacques Bonaffé, propose les projections des Sentiers de la gloire de Stanley Kubrick, l’Esprit de 45 de Ken Loach, Nostalgie de la lumière de Patricio Guzman, ou du Spécialiste de Rony Brauman (présent sur place) et Eyal Sivan. Et de nombreux débats, avec les historiens Nicolas Offenstadt, Patrick Boucheron, Laurent Douzou, Raphaëlle Branche, Leyla Dakhli, le magistrat Serge Portelli ou le philosophe Étienne Balibar. On ne s’ennuira pas à Chasselas en ce long week-end de l’Ascension !

Le mur israélien est censé bloquer les incursions de terroristes palestiniens et en particulier les auteurs d’attentats-suicides. Mais il a aussi clairement d’autres fonctions : repousser hors du territoire israélien les travailleurs et demandeurs d’emploi palestiniens, diviser l’espace et la société palestinienne, isoler les paysans de leurs terres, préparer l’établissement unilatéral de la « frontière définitive » d’Israël de façon à ce qu’elle incorpore de nouvelles annexions, et notamment pérennise les colonies illégales implantées dans les territoires occupés. La muraille hispano-marocaine a été projetée dans l’actualité par les tragiques violences de la fin 2005, provoquées par une nouvelle tentative désespérée d’immigrants africains pour franchir la frontière, après qu’ils se furent concentrés au cours des mois et des semaines précédentes dans l’arrière-pays. […] Mon hypothèse a quelque chose de monstrueux, j’en suis conscient. Permettez-moi cependant de la faire encore un peu travailler en lui associant quelques références et quelques images de plus. D’abord, nous devons ici nous souvenir que tout au long de l’histoire on a pu observer l’érection de frontières ou de super-frontières fortifiées séparant des espaces géopolitiques, au-delà des États et des nations, et associées à des conflits représentés comme des guerres de la civilisation assiégée par les Barbares, ou comme des affrontements entre systèmes politiques incompatibles. Tantôt sous la forme de murailles ou de barrières physiques, tantôt sous des formes plus mobiles et techniquement plus complexes. Ce n’est plus, alors, seulement la Muraille de Chine qui peut venir à l’esprit, mais le limes romain, ou dans un tout autre contexte la barrière électrifiée construite par l’armée française pendant la guerre d’Algérie aux deux extrémités du territoire algérien, ou encore le « rideau de fer », le « mur de Berlin » (qui, notons-le, fut construit par les régimes de dictature communiste pour interdire à leurs propres citoyens de se déplacer, d’exercer leur « droit de fuite », selon l’expression de Sandro Mezzadra). L’histoire, donc, avec toute sa complexité, se répète, mais sur le fond de nouvelles configurations économiques, politiques, idéologiques.

Mais il ne s’agit pas là d’un phénomène purement européen. En fait, les développements les plus semblables sont ceux qui sont en cours à la frontière des États-Unis et du Mexique, où les premiers ont commencé d’ériger (bien que, cette fois, sur leur propre bord) une muraille matérielle et virtuelle dont l’objectif est de bloquer les points d’entrée pour les immigrants de toute l’Amérique latine (et notamment de l’Amérique centrale) transitant par le Mexique – non sans résistances et contradictions aux États-Unis eux-mêmes, d’ailleurs, car un blocage complet tarirait la source de travail sous-payé et non protégé qui est l’un des moyens de préserver leur niveau de vie. Le mur existe déjà le long de la frontière californienne, où il entraîne toutes sortes de conséquences désastreuses pour l’environnement. Sa prolongation sur des centaines de kilomètres, pour un coût en milliards de dollars, fait encore l’objet de discussions très vives, mais la décision de principe a été prise par le Congrès. Il est éclairant de signaler ici que l’une des principales justifications idéologiques de ce projet a été procurée ces dernières années par le même Samuel Huntington, auteur du Clash of Civilizations, qui dans un nouvel ouvrage, intitulé Who are we ? (2004), développe longuement l’analogie entre la « menace arabo-islamique » sur l’identité européenne et la « menace hispanique » sur l’identité états-unienne « anglo-saxonne » et « protestante ».

Idées
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