Le combat des malades de la terre

L’exposition aux pesticides a pu provoquer de nombreux cas de maladies chroniques chez les agriculteurs. Après des décennies d’omertà, les victimes commencent à obtenir réparation auprès des tribunaux.

Patrick Piro  • 15 mai 2014 abonné·es

Elle s’est accrochée pendant sept ans avant d’obtenir justice. Victime d’une intoxication grave aux pesticides, Sylvie a attendu le 10 avril dernier pour voir le domaine Château Monestier-La Tour, exploitant viticole en Dordogne, condamné pour faute inexcusable. En 2007, elle avait été envoyée par cet ex-employeur sur une parcelle qui venait d’être traitée. Malaises, maux de tête, fatigue : la Mutualité sociale agricole (MSA) reconnaît l’accident du travail et lui accorde une rente mensuelle d’invalidité d’environ 100 euros. Soutenue par l’association Générations futures, Sylvie, qui ne peut plus exercer son métier, engage en 2009 une procédure contre l’exploitant. Cinq ans plus tard, après avoir renoncé à son recours en cassation, celui-ci est définitivement condamné. Le tribunal de Bordeaux a estimé qu’il ne pouvait ignorer la dangerosité des produits utilisés et qu’il n’avait pas fourni les équipements de protection adéquats. « La reconnaissance d’une faute inexcusable est une première concernant les pesticides en milieu agricole, souligne Me Stéphane Cottineau, qui a plaidé l’affaire. Nous espérons qu’elle fera jurisprudence. » Et peut-être même dans quelques semaines, avec l’affaire des trois salariés intoxiqués de Nutréa-Triskalia, fabricant breton d’aliments pour animaux.

La condamnation a pour effet d’alourdir les cotisations sociales de l’exploitant et de doubler la rente de Sylvie, qui souhaite conserver l’anonymat. Ce type de parcours judiciaire est souvent très éprouvant, « en raison d’une forme d’omertà », insiste l’avocat nantais, soupçonnant que de nombreux cas ne parviennent jamais jusqu’aux tribunaux. « Ceux qui portent plainte remettent en cause un système agricole assis sur les pesticides, analyse François Veillerette, président de Générations futures, association longtemps isolée dans sa lutte sanitaire. Malades, sans travail, ils sont de surcroît souvent désavoués par la profession. Ces drames passent pour beaucoup inaperçus, alors que l’utilisation, pendant des décennies, de centaines de produits par des dizaines de milliers d’agriculteurs laisse présager un scandale sanitaire, y compris chez leurs proches [^2]. » Un bilan chiffré encore impossible à établir, bien que des cas soient recensés dans de nombreuses catégories, des dockers aux technico-commerciaux, des salariés agricoles aux éleveurs, céréaliers, viticulteurs et même chercheurs. Pourtant, le contexte a bien évolué, souligne Nadine Lauverjat, de Générations futures : « Plusieurs études importantes confortent ce que nous dénonçons depuis plus d’une décennie. »

Tous constatent une augmentation des maladies chroniques chez leurs patients (cancers, troubles de la fertilité, maladies neurologiques, diabète, allergies…), alors que la responsabilité du millier de molécules chimiques dispersées depuis des décennies s’impose. En mars 2013, 85 médecins lancent un Appel des médecins limousins sur les pesticides (AMLP) ^2. « Des riverains de vergers de pommiers, qui reçoivent jusqu’à 40 aspersions par an, me consultaient pour connaître le danger, raconte Pierre-Michel Périnaud, généraliste à Limoges et à la tête de l’initiative. Démarche intéressante : ils ne dénigraient pas les agriculteurs mais voulaient des arguments pour aller en justice. » L’appel dépasse vite les limites de la région. Mi-mai, il était signé par près de 1 400 médecins de trente spécialités différentes et de toute la France. L’AMLP a déposé quatre amendements pour durcir le chapitre « pesticides » de la loi d’avenir pour l’agriculture.

En France, un rapport du Sénat de 2012 déplore une sous-évaluation des risques sanitaires dans le milieu agricole. En juin 2013, une expertise de l’Inserm établit un lien entre l’exposition professionnelle à des pesticides et certaines pathologies – maladie de Parkinson, cancer de la prostate, lymphome non hodgkinien (forme de cancer du système immunitaire), myélomes multiples –, ainsi qu’au risque marqué pour les enfants dont la mère a été exposée durant sa grossesse. Le milieu agricole traîne pourtant des pieds pour en tirer pleinement les conséquences. La FNSEA, syndicat majoritaire, est même qualifiée de « très déloyale » par François Veillerette. « Dans les réunions officielles, elle tend à défendre le modèle agricole avant les salariés exposés ! » La très conservatrice MSA ne considère que quelques cas de lien entre pathologies et exposition aux pesticides. La maladie de Parkinson n’a été admise qu’en 2012, sous la pression d’agriculteurs et d’associatifs. C’est attendu pour le lymphome non hodgkinien. Le contact avec le benzène, adjuvant, est également reconnu comme facteur de leucémies. La Sécu agricole n’a reconnu à ce jour qu’une cinquantaine de cas de maladies professionnelles liées à l’usage de pesticides. Élargir les critères reviendrait à ouvrir la boîte de Pandore, provoquant une explosion des indemnisations. La MSA a bien lancé une étude épidémiologique (Agrican) afin de mieux cerner les cancers en milieu agricole. Cependant, ne ciblant pas spécifiquement les professionnels les plus concernés par les pesticides, elle risque de masquer l’ampleur du problème, redoute François Veillerette. Pour faire valoir leurs droits, ** les victimes doivent donc souvent en passer par les tribunaux, « de plus en plus sensibilisés, admet Stéphane Cottineau, alors qu’on passait pour des hurluberlus lors de nos premières plaidoiries » .

La maladie professionnelle, qui découle d’une exposition chronique, reste plus difficile à démonter que l’intoxication accidentelle. Cependant, des dizaines de cas ont été gagnés, souligne François Lafforgue, du barreau de Paris. En avril 2013, après dix ans de procédure et – fait rarissime – en dépit de trois avis contraires de comités médicaux, il a obtenu une reconnaissance par la MSA du lymphome de Jean-Marie Bony, technico-commercial d’une coopérative agricole du Vaucluse. Même résultat en 2006 pour Dominique Marchal, atteint de syndrome myéloprolifératif. De plus, en mars 2013, l’avocat a fait condamner l’État à indemniser ce céréalier de Meurthe-et-Moselle pour le préjudice. Une première judiciaire en matière de recherche des responsables : l’employeur (pour « faute inexcusable » si la victime est salariée) ou l’État (s’il s’agit d’un exploitant), qui peut se retourner contre les industriels. En 2012, le céréaliculteur charentais Paul François a fait condamner Monsanto. L’herbicide Lasso serait la cause de ses troubles neurologiques, reconnus maladie professionnelle en 2010. Une première aussi. L’affaire est en appel à Lyon. « La parole du milieu agricole se libère enfin, relève François Lafforgue, qui souligne pourtant des obstructions. Il nous a fallu plus de deux ans pour obtenir du ministère de l’Agriculture un dossier d’homologation de pesticide, en dépit de l’intervention de la Commission d’accès aux documents administratifs ! Un comportement qui frise la complaisance envers les industriels. »

Pas très à l’aise avec les pesticides, les services de Stéphane Le Foll : ils font apparaître pour 2013 une baisse de 5,7 % des chiffres de vente, en omettant opportunément une partie des données, signale Générations futures. La réalité, c’est une quasi-stagnation depuis 2008 – environ 64 000 tonnes de substances actives par an –, soulignant la faiblesse du programme Écophyto, lequel vise à diviser par deux les substances en France d’ici à 2018 tout en évitant de bousculer les intérêts industriels et agricoles.

[^2]: Fin avril, l’analyse par Générations futures de cheveux de 30 enfants en zone agricole révélait la présence de 20 perturbateurs endocriniens potentiels sur les 50 recherchés.

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