Nous ne sommes pas des eurosceptiques !

On voit où peut conduire la course à la croissance quand cet impératif abolit tout autre critère.

Denis Sieffert  • 22 mai 2014 abonné·es

Le mot revient dans tous les commentaires : « Eurosceptiques ». Si on en croit les plus fins analystes, ces nouveaux barbares, à la façon des Huns, seraient sur le point de conquérir l’Europe pour mieux la dévaster. Une fois de plus, il faut se méfier des formules qui finissent par tinter trop plaisamment à nos oreilles. L’expression n’est pas dépourvue de sous-entendus. C’est un fourre-tout qui permet d’amalgamer grossièrement gauche écologique et sociale et extrême droite, Européens critiques et souverainistes, antilibéraux et nationalistes, et de mêler électeurs et abstentionnistes. Si on voulait faire un petit détour par les Grecs – les Anciens, pas Alexis Tsipras ! –, on pourrait même rappeler que les sceptiques étaient ces philosophes qui croyaient qu’on ne pouvait pas savoir.

Transposé à la réalité d’aujourd’hui, cela donnerait des gens à ce point saisis par le doute qu’ils seraient condamnés à l’immobilisme et à l’impuissance, pendant que les Européens convaincus et déterminés – les libéraux – avanceraient d’un pas assuré vers l’avenir. Autant dire que les « eurosceptiques » que nous sommes censés être ne se reconnaissent pas dans ce portrait. Car nous avons, au contraire, acquis quelques solides certitudes, et qui ne datent pas d’hier. Politis s’était prononcé pour le « non » à Maastricht en 1992, et ce que nous avons écrit à l’époque n’a hélas pas pris une ride. Nous ne sommes donc pas sceptiques non plus face au désormais fameux traité transatlantique, qui fait la une de notre journal cette semaine. C’est la grande affaire du moment, et il n’y a pas mieux pour illustrer la direction prise par l’Union européenne. Tout y est : l’impasse démocratique et la privatisation rampante de nos sociétés. On ne saurait rien de tout ça si plusieurs associations, dont Attac, des partis, le Front de gauche, les Verts, et quelques journaux comme le nôtre n’avaient pas, dès l’été dernier, alerté l’opinion. Mais pourquoi cette opacité ? Parce qu’il s’agit pour l’Union européenne d’aligner un certain nombre de normes environnementales, sanitaires et sociales sur les États-Unis, afin, dit-on, de faciliter les échanges. Or, nul n’ignore que cet ajustement aboutira à un abaissement des normes en vigueur en Europe, et singulièrement en France (voir pour plus de précisions l’article de Thierry Brun, page 12).

L’argument des partisans du traité est connu : en facilitant les échanges, on obtiendra quelques dixièmes de points de croissance en plus. C’est au nom de cette même logique que l’on nous vante le gaz de schiste et les OGM. On voit où peut conduire la course à la croissance quand cet impératif abolit tout autre critère. Voilà pourquoi la position des différentes formations par rapport au dossier transatlantique déterminera notre choix pour le scrutin européen de dimanche. Des experts patentés reprochent par avance aux Français de ne pas avoir une vision suffisamment européenne. Incapables de voir plus loin que la ligne bleue des Vosges, nos concitoyens se tromperaient d’élection et s’apprêteraient à punir le gouvernement pour sa politique d’austérité. Mauvais procès, en vérité ! Car le traité transatlantique et la politique d’austérité, c’est tout un. C’est à la fois l’obsession comptable et la soumission aux marchés. Pour s’en convaincre, il fallait entendre Michel Sapin, récemment sur France Inter, esquiver toute question sur le sujet, ou Pascal Lamy (qui n’est pas au gouvernement mais n’en est pas très éloigné) défendre avec ardeur la négociation transatlantique. Non, les Français ne se trompent pas d’élection. Ni le gouvernement ni les dirigeants socialistes n’ont d’ailleurs levé le petit doigt pour dénoncer les conditions de la négociation et les bouleversements qu’elle entraînerait si elle aboutissait. Et pourtant, ce n’est pas rien ! Le plus grave, d’ailleurs, ne réside pas dans l’abaissement prévisible d’une norme particulière, mais dans un principe général : le pouvoir exorbitant confié à des juridictions privées, composées d’avocats d’affaires, en cas de différends entre des États et des multinationales.

Ce n’est pas là une prophétie de Cassandre. Le système est déjà à l’œuvre sur le continent américain. L’Uruguay a ainsi été attaqué par Philip Morris et condamné en raison de sa politique anti-tabac. Un exemple parmi d’autres. Nous devons donc bien prendre la mesure du défi qui nous est lancé. Il s’agit de la tentative la plus aboutie et la plus étendue de privatisation généralisée de l’espace public. Nous sommes convaincus depuis longtemps que la logique ultime du libéralisme est de remplacer les États par des conseils d’administration sur le modèle entrepreneurial. Lorsque l’on confie à des juridictions privées le pouvoir de condamner les États, un grand pas est fait dans cette direction. Or, non seulement, l’Union européenne ne nous protège pas de ce péril, mais elle en est l’instrument. Voilà pourquoi il n’est pas abusif de déterminer notre vote de dimanche à partir de ce critère. Le Front de gauche, les Verts, le NPA et même Nouvelle Donne s’opposent à cette négociation. Ils en demandent l’interruption. Si nous voulons donner au futur Parlement européen les moyens de résister, nous savons ce qui nous reste à faire. Les nouvelles qui nous viennent de Grèce (Alexis Tsipras, cette fois, pas Démocrite…) sont très encourageantes, même si la configuration française n’est, hélas, pas exactement la même. Un sujet de réflexion pour l’après-25 mai.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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