Total, pleins gaz en Patagonie

Alors que l’exploration du gaz de schiste est toujours interdite dans l’Hexagone, le pétrolier français est en première ligne du rush sur l’hydrocarbure en Argentine, en dépit des impacts environnementaux et sociaux.

Patrick Piro  • 29 mai 2014 abonné·es
Total, pleins gaz en Patagonie
© Photo : Observatorio Petrolero Sur

Christophe de Margerie confiait l’an dernier ne guère croire à l’avenir du gaz de schiste en France. Manière pateline pour le PDG de Total de prendre acte sans frais de l’interdiction d’y utiliser la fracturation hydraulique, unique technique d’exploitation disponible, très néfaste pour l’environnement. Car ailleurs dans le monde, le pétrolier français montre d’importantes ambitions dans les hydrocarbures non conventionnels. L’Argentine est l’un de ces nouveaux eldorados où se ruent les « majors » des énergies fossiles. Le pays disposerait de réserves massives, respectivement aux deuxième et quatrième rangs mondiaux pour le gaz et le pétrole de schiste. L’essentiel des gisements se concentre dans la province du Neuquén et son bassin de la Vaca Muerta. Une région de Patagonie déjà meurtrie par des décennies d’exploitation pétrolière conventionnelle, en déclin, et qui voit le front de l’industrie extractive à nouveau en expansion rapide. Chevron, ExxonMobil, Petrobrás, Shell, Total, Wintershall, YPF, pour les principales, y ont pris leurs marques, appâtées par les facilités accordées aux investisseurs étrangers par les autorités, qui entendent ouvertement copier le « miracle » du gaz de schiste états-unien. Quelque 400 puits d’exploration ont déjà été forés, et certains sont en phase d’exploitation.

Dans cette bousculade, Total vise un rôle majeur. Longtemps principal producteur de gaz naturel d’Argentine, l’industriel y a le premier acquis, dès 2010, des permis pour les gisements non conventionnels, onze parcelles couvrant l’équivalent d’un département français, selon un rapport des Amis de la Terre sur la ruée gazière en Patagonie [^2]. Un long réquisitoire, très documenté, contre la mise en coupes réglées du territoire, où l’environnement et les droits de la population – souvent des Indiens mapuches – sont relégués au second plan au nom des appétits économiques. Depuis mi-mai, deux militants argentins invités par l’association en témoignent dans six pays européens concernés par les agissements des multinationales dans le Neuquén. Vendredi 18 mai, Carolina García, ingénieure en ressources naturelles et en environnement à l’administration provinciale, interpellait Christophe de Margerie lors de l’assemblée générale de Total : « Vous prétendez respecter les meilleures normes environnementales et sociales au monde. Quelle crédibilité, alors que vous vous apprêtez à forer dans une aire protégée ? » Trois des concessions du pétrolier mordent en effet sur la réserve naturelle d’Auca Mahuida, alors qu’un rapport des services de Carolina García s’est prononcé contre l’octroi du permis au vu des risques importants de pollution et de destruction de la biodiversité. Pourtant le gouvernement de la province n’en a pas tenu compte… « Comprenez, il faut bien donner à manger à la population ! », a argumenté le directeur des aires naturelles protégées auprès des enquêteurs des Amis de la Terre pour justifier sa signature. Carolina García est d’ailleurs menacée de mise à pied pour avoir pris position contre cette décision. D’autre part, souligne le rapport, autorités et industriels exploitent plusieurs failles juridiques qui affaiblissent la portée des lois environnementales. D’autant plus que les autorités ont adopté un chapelet de mesures ad hoc pour accélérer l’exploitation de la Vaca Muerta : allongement des concessions à 35 ans, exonérations fiscales, hausse du tarif national d’achat du gaz extrait et même suppression des consultations publiques locales. Pour Diego di Risio, politologue à l’ONG Observatorio Petrolero Sur, engagée auprès des communautés affectées, « il y a une collusion évidente entre le monde politique et les entreprises, qui font pression pour obtenir toujours plus de facilités ». D’ici à cinq ans, elles seront autorisées à exporter 20 % du gaz de schiste, à des cours plus rémunérateurs que sur le marché argentin, et sans imposition. Quoi qu’il en soit, expose le rapport, Total s’est également distinguée par de nombreuses irrégularités – utilisation de la fracturation hydraulique, gestion des millions de litres d’eau que celle-ci exige, dans cette région aride, quantités de produits chimiques injectés, installations non déclarées, enquête environnementale bâclée, etc.

Les conflits d’intérêt affecteraient potentiellement plus du tiers de la population locale, dont une partie, qui vit de petit élevage, risque d’être déplacée. La résistance commence à s’organiser, tradition héritée de décennies de pillage pétrolier du bassin. « On promettait aux gens des retombées économiques, ils n’en ont jamais vu la couleur », commente Diego di Risio. Une coalition regroupant individus, syndicats, organisations sociales, partis politiques et communautés mapuches est née en 2013 – la Multisectorial contra el fracking. Une trentaine de municipalités ont pris des arrêtés « anti-fracturation », immédiatement cassés par la justice provinciale. « Les mouvements de contestation sont régulièrement réprimés, témoigne Diego di Risio. Les élites économiques, politiques et médiatiques du pays soutiennent résolument l’aventure du gaz de schiste. Mais elles se sentent aujourd’hui menacées. »

Il y a trois ans, interpellé par les Amis de la Terre sur l’impact désastreux de l’exploitation des sables bitumineux canadiens, Christophe de Margerie avait balayé la question en affirmant que Total était en règle avec les lois du pays. La réponse faite à Carolina García est plus prudente : le PDG s’est engagé, le cas échéant, à « corriger le tir » avec sa filiale argentine. « Insuffisant, rétorque Juliette Renaud, chargée de campagne aux Amis de la Terre. L’entreprise s’autorise une double norme, selon qu’elle intervient en France ou dans un pays plus laxiste. » L’association place un espoir du côté de la proposition de loi déposée en novembre dernier par les députés Danielle Auroi (EELV), Dominique Potier et Philippe Noguès (PS) sur le devoir de vigilance des multinationales françaises vis-à-vis de leurs filiales et sous-traitants à l’étranger. Début mai, le ministre des Affaires étrangères, Laurent Fabius, s’est déclaré prêt à « avancer » avec les députés sur la question.

[^2]: Voir www.amisdelaterre.org, ainsi que le documentaire Terres de schiste.

Écologie
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