Un accord transatlantique peut en cacher un autre

Un traité commercial entre l’Union européenne et le Canada est, très discrètement, en voie de conclusion. Il préfigure le futur partenariat transatlantique avec les États-Unis.

Thierry Brun  • 15 mai 2014 abonné·es
Un accord transatlantique peut en cacher un autre

Karel De Gucht, commissaire européen chargé du Commerce, se montre discret sur un dossier dont il peut pourtant se féliciter. Il est en effet le négociateur en chef de l’Accord économique et commercial global (AECG, Ceta en anglais) entre l’Union européenne et le Canada, sur le point d’être finalisé. Le 8 mai, lors du Conseil européen des affaires étrangères, il ne restait plus qu’à régler les « questions techniques qui subsistent », à la suite de l’accord « politique » validé en octobre 2013 par la Commission européenne et le Canada, a-t-il déclaré.

Droit de propriété intellectuelle sur les semences ou souveraineté alimentaire, « les parlementaires européens doivent choisir », alertent plus d’une vingtaine d’organisations syndicales, paysannes et environnementales françaises dans une lettre ouverte adressée aux candidats aux élections européennes. Ces organisations, dont la Confédération paysanne, la Fédération nationale d’agriculture biologique, les Amis de la Terre, le Mouvement interrégional des Amap, la fédération Artisans du monde et Attac France, s’inquiètent de l’Accord économique et commercial global (AECG) entre l’Union européenne et le Canada en voie de finalisation. Selon elles, malgré l’opacité des négociations et le fait que le document n’est pas public, des fuites « permettent de savoir que le projet de texte de l’AECG comprend un important volet sur les droits de propriété intellectuelle », qui remet en cause « le droit des paysans de garder une partie de leur récolte pour la semer ».

Or, les auteurs de la lettre rappellent que les clauses de l’AECG figuraient déjà dans l’Accord commercial anti-contrefaçon (Acta) rejeté par le Parlement européen en 2011. Ils préviennent aussi que « le récent vote du Parlement français qui exclut les semences de ferme de la contrefaçon serait de fait rendu caduc ».

Les organisations demandent aux candidats d’annoncer leur engagement à rejeter l’AECG avant le vote du 25 mai. T. B.

Un accord définitif est envisagé dès cette année par la Commission, mais devra cependant obtenir le feu vert des États membres et du Parlement pour une application en 2015, c’est-à-dire avant les élections fédérales au Canada. Côté canadien, l’accord de principe obtenu en 2013 avec l’UE est présenté comme un « succès historique » par le ministère du Commerce international, qui a célébré l’événement en février devant un parterre d’ambassadeurs de pays membres de l’UE. « Notre priorité est de procurer de nouveaux débouchés, d’ouvrir de nouveaux marchés et d’éliminer les obstacles au commerce afin de créer des emplois », a promis Erin O’Toole, secrétaire parlementaire du ministre canadien du Commerce international. Karel De Gucht se veut optimiste : la résolution des problèmes techniques ne serait qu’une question de semaines. Le hic est que « la Commission n ’a jamais transmis une “version consolidée” de l’ensemble du texte » aux États membres, s’indigne Martin Koehler, conseiller du groupe des députés verts européens. Selon ce conseiller, plusieurs points de l’AECG restent en suspens, notamment la question des produits agricoles, le chapitre de la propriété intellectuelle ainsi que celui de la protection des investissements. En matière d’agriculture, l’ex-ministre française du Commerce extérieur, Nicole Bricq, avait exprimé fin 2013 « sa préoccupation quant aux conséquences de cet accord sur les filières viande – bœuf et porc –, qui connaissent aujourd’hui une grave crise en France et en Europe », et avait demandé à la Commission « de fournir rapidement tous les éléments » sur ce point. Surtout, ces derniers mois, la contestation est montée d’un cran à l’approche des européennes. Un grand nombre d’organisations syndicales, associatives et politiques (EELV et Front de gauche) sont hostiles à un accord de libre-échange avec le Canada et pointent un texte préfigurant le grand marché transatlantique souhaité par l’UE. Député européen EELV, Yannick Jadot explique que l’accord entre la Commission européenne et le Canada « se veut un “brouillon” » du Partenariat transatlantique pour le commerce et l’investissement (PTCI, TTIP en anglais) en cours de négociation entre l’UE et les États-Unis, privilégiant « les intérêts des grands groupes à ceux des citoyens ». L’AECG est considéré comme le « fer de lance de la libéralisation des services. Il consent à supprimer 99 % des tarifs douaniers entre les deux pays, avec une ouverture accrue du commerce agricole, qui supposera notamment l’augmentation de l’importation de produits laitiers, de poisson, de viande de bœuf et de porc d’origine canadienne, soulignent Attac France et le réseau d’experts Aitec. C’est aussi grâce à ces négociations que le Canada a fait pression pour retarder et affaiblir la portée de la directive européenne “qualité des carburants” visant à lutter contre les changements climatiques ».

Pour Frédéric Viale, économiste, membre du conseil scientifique d’Attac France, « l’AECG est très offensif en matière de libéralisation des services publics puisqu’il adopterait une approche par “liste négative”, qui signifie que tous les services qui ne sont pas explicitement exclus par le texte de l’accord sont susceptibles d’être libéralisés ! » S’inspirant des versions de l’accord qui ont fuité, la CGT a adressé une lettre à Fleur Pellerin, secrétaire d’État chargée du Commerce extérieur, pour rejeter cet « agenda de libéralisation des services publics ». Un front commun d’organisations européennes, canadiennes et québécoises a pour sa part manifesté son opposition « à l’inclusion d’un chapitre de protection de l’investissement étranger et d’un mécanisme disproportionné de règlement des différends investisseur-État (ISDS) » dans l’AECG [^2]. La Confédération européenne des syndicats (CES) craint que l’accord ne serve de «  cheval de Troie  » pour faire passer ce règlement des différends : « Cela ressemble à une tentative cynique de créer un fait accompli pour les négociations commerciales UE-États-Unis », analyse Bernadette Ségol, secrétaire générale de la CES. La CGT dénonce aussi cette procédure d’arbitrage privé « dans une formulation actuellement utilisée comme base de consultation sur le chapitre équivalent dans le projet d’accord UE-États-Unis ». Selon Martin Koehler, «  l’Allemagne et d’autres pays désapprouvent [ce] texte acceptant les dispositions de l’ISDS, d’autant que la consultation publique sur l’ISDS est en cours [dans le cadre des négociations pour un traité transatlantique entre l’UE et les États-Unis]. La France et d’autres États membres ont suggéré de reporter le paraphe de l’AECG à *la réunion du sommet UE-Canada prévu en septembre ». *De plus, la réunion** du Conseil européen du 8 mai n’a pas tranché le statut juridique de l’AECG, qui comporte des compétences « mixtes » : en plus de la procédure législative ordinaire au niveau européen, les Vingt-Huit devraient ratifier l’accord individuellement et auraient donc une plus grande influence sur l’issue des négociations. Attendant le résultat des élections européennes, les opposants estiment qu’il faudra encore patienter quelques mois pour que le texte final de l’AECG soit transmis au nouveau Parlement européen.

[^2]: Dans une déclaration publiée le 5 février et disponible sur le site d’Attac France.

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