Migrants de Calais : « La situation pourrait devenir humanitaire »

Deux semaines après l’évacuation violente de deux campements d’exilés à Calais, Jean-François Corty de Médecins du monde interpelle les pouvoirs publics sur la dégradation de la situation sur place. ENTRETIEN

Ingrid Merckx  • 4 juin 2014
Partager :
Migrants de Calais : « La situation pourrait devenir humanitaire »

Le 21 mai, deux campements d’exilés ont été évacués à Calais sans alternative de mise à l’abri. 550 personnes vivaient alors sous des abris de fortune dans des conditions sanitaires désastreuses. Cette action est survenue le lendemain d’une opération médicale contre une épidémie de gale frappant une partie des exilés. Le 27 mai, un collectif d’associations[^2] a écrit au premier ministre, Manuel Valls, pour l’alerter sur la dégradation de la situation, la non prise en compte des enjeux de santé publique, l’absence de propositions d’hébergement et la nécessité d’une réponse d’urgence adaptée alors que le nombre de décès est en hausse parmi ces populations avec plus de sept décès par accident depuis le début de l’année. Environ 250 exilés seraient toujours dans le centre de Calais. Aucune solution de mise à l’abri et aucune concertation avec les parties prenante n’a été engagé depuis, alors que les associations envisagent de saisir de nouveau les autorités. Entretien avec le Dr Jean-François Corty qui dirige les missions France de Médecins du monde.

POLITIS : Dans quelles conditions se trouvent aujourd’hui les migrants de Calais ?

JEAN-FRANCOIS CORTY : La situation reste assez confuse. Lorsque les forces de police sont intervenues le 21 mai pour détruire, sans perspective de relogement, deux campements importants situés au centre de la ville, environ 550 personnes s’y trouvaient, en majorité d’origine syriennes et érythréennes. La moitié s’est dispersée dans la région. Il reste encore 250 personnes sur le lieu de distribution de nourriture tenu par l’association Salaam. Les abris, en longueur pour que les personnes puissent se mettre en ligne au moment de la distribution, sont très sommaires : c’est de la taule plastifiée posée sur des piquets métalliques. Les exilés s’alignent dessous pour dormir. Pour l’instant, nous n’avons aucune information de la mairie et de la préfecture sur ce qu’elles comptent faire, sinon qu’elles se sont engagées à ne pas procéder à des arrestations après l’expulsion.

Depuis des années, Calais est le théâtre d’évacuations de campements. Pourquoi celle du 21 mai a-t-elle fait davantage scandale ?

Depuis plusieurs années, Calais est une zone de transit pour des migrants venus notamment de la corne de l’Afrique, d’Afrique subsaharienne et du Moyen-Orient et qui veulent passer en Angleterre. Dernièrement, on a pu observer une augmentation du nombre de syriens et d’érythréens fuyant les conflits en cours dans leurs pays d’origine. Une épidémie de gale est venue se greffer sur cette situation. 100 à 150 personnes étaient infectées sur ces deux terrains. Troisième élément : on a pu observer une augmentation du nombre de décès par mort violente, sous des camions qui prennent les ferry, parmi ces exilés. Sur une problématique ancienne où des migrants quittent leur pays pour des raisons économiques ou d’insécurité vient se poser cette question : comment accueillir les migrants présents sur notre territoire ? Que leur offre-t-on comme abri minimal pour qu’ils ne soient pas traités comme des animaux ?

Illustration - Migrants de Calais : « La situation pourrait devenir humanitaire » - Campement de migrants à Calais, le 17 mai (PHILIPPE HUGUEN / AFP).

Quel est l’enjeu pour Médecins du monde dans ce contexte ?

Répondre à l’augmentation des morbidités et de la mortalité : la morbi-mortalité. Cela consiste à faire en sorte que les maladies soient les moins présentes possible et à faire baisser la mortalité dans un contexte de respect des droits fondamentaux. Nous avons dénoncé la décision de la préfecture de combiner dans la même temporalité une démarche d’expulsion violente sans alternative de relogement et une démarche de soins contre l’épidémie de gale. Cette épidémie n’a rien de surprenant étant donné les conditions d’hygiène sur les campements et le manque d’accès à des points d’eau, il y avait d’ailleurs déjà eu une en 2009. Le 21 mai, les autorités ont proposé quelques mises à l’abri à quelques mineurs étrangers isolés et demandeurs d’asile. Mais la grande majorité des migrants ne rentrant pas dans ces catégories, ils se sont retrouvés à la rue. La procédure d’expulsion a donc mis en péril la démarche de soins. La priorité était de rendre moins visible les migrants dans la ville et non de les soigner. C’était un simulacre de soins.

«Contre la morbi-mortalité, il faut proposer autre chose qu’une expulsion»

La circulaire du 28 août 2012 sur les évacuations de campements et les procédures sanitaires ont-elles été respectées ?

Quand on a un peu de sens opérationnel, on sait qu’il est inutile d’engager un processus de soins de masse dans un contexte de défiance. La plupart des personnes partent avant d’avoir pris le traitement, ou ne le prennent pas. En outre, dès lors qu’on commence à donner un traitement, on sait qu’on ne va pas pouvoir voir tout le monde et qu’il va falloir renouveler l’opération quelques jours plus tard. S’il y a eu une expulsion entre temps, le processus est invalidé. La circulaire du 28 août 2012 relative à l’expulsion des campements, qui a surtout été élaborées pour les bidonvilles mais peut s’appliquer dans ce contexte, n’a pas été respectée. Elle est très peu respectée de manière générale par les préfets. Comme c’est une circulaire, elle n’a pas force de loi…

Où situez-vous le scandale ?

Nous sommes devant une double faute des autorités : opérationnelle et morale. Les exilés de Calais ne sont pas des criminels mais des gamins, des adultes jeunes, des familles qui cherchent un endroit où mieux vivre. En les expulsant, on a fait passer une exigence sécuritaire infondée devant une exigence de soins et de protection des personnes. Pour lutter contre la morbi-mortalité, il faut proposer autre chose qu’une expulsion. Malgré l’alternance politique, Calais reste une vitrine en matière de politique migratoire où la violence est utilisée comme outil de dissuasion dans les stratégies de gestion des migrations. On fait comprendre aux exilés qu’ils ne sont pas les bienvenus, quitte à leur faire prendre des risques pour leur vie. Ce qu’on retrouve dans la stratégie de gestion des bidonvilles

Comme les bidonvilles, Calais est-elle une zone d’exception ?

Dans les camps de réfugiés, dans les zones de conflits ou les situation de catastrophe naturelles, il y a des standards de prise en charge minimum, encadrées par les Nations Unies : 20 litres d’eau par jour et par personne pour limiter des épidémie comme la gale, la rougeole ou le choléra. À Calais ces standards ne sont même pas appliqués ! On laisse pourrir la situation. Tout le monde est perdant : les migrants, qui prennent des risques pour leur santé et pour leur vie, et les « riverains » qui s’exaspèrent. Ne rien faire renforce les sentiments d’hostilité et l’émancipation des pensées extrêmes. Agir, proposer des solutions, traiter dignement les migrants, c’est non seulement travailler sur la santé publique mais aussi éviter les tentations de stigmatisation et par empêcher que, par dépit, les citoyens se retournent vers les partis extrémistes. Plus généralement, Calais reflète un échec européen sur la gestion des questions migratoires.

Qu’en est-il de la situation sanitaire ?

La gale est une maladie de la pauvreté et un symptôme d’ultra précarité – même si on peut en trouver quelques cas dans des écoles mais ils se soignent bien. Elle n’entraîne pas de mortalité directement mais elle est très contagieuse, très invalidante, peut se surinfecter et surtout, elle représente ici une pression supplémentaire pour les migrants qui veulent traverser sous des camions. Traiter la gale suppose de prendre par comprimé, prise qu’on peut renouveler, mais aussi faire en sorte que les personnes infectées se douchent, qu’on puisse laver les vêtements et les lieux de vie. En cas de surinfection, il faut que les malades puissent se reposer à l’abri pour laisser le traitement agir. Rien de ceci n’est compatible avec une expulsion. La gale ne représente pas de risque pour la population. Il faut surtout éviter que la situation sur place se dégrade encore et apaiser la tension supplémentaire que cela représente pour les migrants.

Qu’a répondu Manuel Valls à votre lettre du 27 mai ?

Nous n’avons reçu aucune réponse. Nous réclamons au moins un temps de discussions avec les autorités pour trouver des solutions plus dignes et pérennes concernant les exilés de Calais. En dehors de l’évacuation du 21 mai, nous portons dans cette région avec d’autres organisations un projet de maisons de migrants. Cette idée avance. On est donc à la fois affolés par la non réaction des autorités et désireux de prolonger ce travail…

En quoi consisterait une solution d’urgence ?

Mettre les migrants à l’abri des intempéries, donner accès à des points d’eau et à des douches. On n’est pas au Darfour ! On n’est pas dans une situation humanitaire en tant que telle. Une situation humanitaire, c’est lorsqu’un État est dans l’incapacité de répondre à une situation d’urgence en cas de conflit ou de catastrophe. Nous sommes dans un pays riche qui a les moyens de faire en sorte que que les gens puissent se protéger au moins a minima . Les autorités françaises n’ont pas besoin d’ONG indépendantes pour ce faire. Or, elles ne le font pas. La situation pourrait devenir humanitaire à termes si cet État riche continue à utiliser la violence pour dissuader des populations de rester sans prendre des mesures pour les protéger en accord avec les conventions internationales de respect des droits fondamentaux. Car, dans ce cas, l’État dénigre des populations en particulier. C’est un problème politique majeur.

[^2]: L’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture de calais, Amnesty international, la Fédération entraide protestante, la Fondation Abbé Pierre, France terre d’asile, la Cimade, l’auberge des migrants, Salaam NpdC, Médecins du monde et le Secours catholique.

Soutenez Politis, faites un don.

Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.

Faire Un Don