Avignon entre dans la danse

Après des débuts peu convaincants, le festival prend son envol. Avec de libres et joyeux spectacles musicaux et chorégraphiques.

Anaïs Heluin  • 17 juillet 2014 abonné·es
Avignon entre dans la danse
© Photo : AFP PHOTO / TIZIANA FABI

Pour inaugurer cette 68e édition du Festival d’Avignon dans la joie, c’est par Coup fatal qu’il aurait fallu commencer. Pendant que le Palais des papes accueillait le Prince de Hombourg et qu’Olivier Py présentait son Orlando ou l’Impatience, le chorégraphe belge Alain Platel donnait un coup de jeune au répertoire baroque, le mêlant à des sonorités congolaises. Ou était-ce plutôt la musique congolaise qu’il métissait d’airs de Bach, de Haendel et de Monteverdi ? Impossible de trancher. Coup fatal n’est pas une somme d’allers-retours entre deux traditions musicales étrangères l’une à l’autre : c’est un concert auquel les corps des treize musiciens de Kinshasa, dirigés par le musicien Fabrizio Cassol, insufflent une gaieté qui se moque des frontières. L’expression de qui s’amuse à dépoussiérer le quotidien. En l’occurrence, la musique traditionnelle et la danse populaire. Plus encore que le chef d’orchestre et guitariste Rodriguez Vangama, c’est le contre-ténor Serge Kakudji qui donne le la de cette redécouverte des subtilités du répertoire congolais. Capable de se déhancher sur une rumba et d’adopter ensuite la gravité du chanteur d’opéra, cet artiste donne au grand sourire des musiciens la poésie irrévérencieuse d’une cabriole au milieu de décombres. Il entre en scène après une introduction purement congolaise des treize interprètes, entame un air d’opéra et transfigure aussitôt l’énergie déployée jusque-là. De brute elle devient délicate, spirituelle. Mais pas comme le baroque d’origine. Comme une transe qui s’exprimerait indifféremment dans une langue ou une autre, tant que son rapport au monde reste juste. Le concert peut alors virer un moment au défilé de sapeurs sur-cravatés et à un numéro de transformisme du contre-ténor : les balafons, les likembe ou pianos à pouce, les guitares électriques, percussions et tous les autres instruments utilisés dans Coup fatal continuent d’entrer en dialogue avec les corps et à tisser leur drôle de mélange entre cultures. Alain Platel n’est pas novice dans le détournement du baroque. Dans Vsprs et surtout dans Pitié !, où il travaillait pour la première fois avec Serge Kakudji, il avait déjà fait subir à cette musique de belles métamorphoses. Coup fatal s’en ressent : à l’image du contre-ténor, il émeut autant qu’il euphorise.

Malgré l’omniprésence de la mort, on retrouve dans les Sœurs Macaluso, de l’auteure et metteur en scène palermitaine Emma Dante, une fraîcheur et une intensité qui avaient manqué à ce début de festival. Autour de la danseuse Alessandra Fazzino, les sept frangines de cette pièce s’aiment et se crêpent le chignon en une chorégraphie qui vire régulièrement à la gesticulation épileptique. Une danse du pendu ou de Saint-Guy. Chez Emma Dante, les vivants sont si habitués à la mort qu’ils lui empruntent ses mimiques. Les défunts ne se gênent pas non plus pour se donner l’air de fringantes jeunes filles. Au milieu de bavardages enjoués ou amers, les sœurs Macaluso jouent une scène terrible : la mort de l’une d’entre elles lors d’une sortie à la plage. Souvenir ou simple jeu macabre ? Qu’importe. La vie ne tient qu’à un fil chez les pauvres gens. Et pauvres, les Macaluso le sont en diable. Ils tirent ce dernier par la queue sans jamais cesser de rire et de danser. Sous leur tenue de deuil, ils portent des robes et des maillots de bain multicolores qui tranchent avec l’obscurité du plateau nu. Ils brandissent des crucifix comme on trimbale des reliques auxquelles plus personne ne croit. Pour s’amuser plus que pour dire la mort de Dieu. Loin d’en diminuer la charge tragique, cet esprit de dérision donne à la pièce d’Emma Dante la force d’un pied de nez à la vie qui broie tout ce qui bouge, en commençant par les plus démunis. Le Don Giovanni. Dernière fête d’Antú Romero Nunes ne manque pas non plus d’humour. Dans cette pièce, qualifiée par son metteur en scène de « comédie bâtarde librement adaptée de Wolfgang Amadeus Mozart et Lorenzo da Ponte », les codes de l’opéra sont pris par-dessus la jambe. Avec sa perruque aplatie et sa robe de chambre matelassée, le valet Leporello (Mirco Kreibich) semble avoir été traîné sur scène contre son gré. Il est censé monter la garde devant la maison de Donna Anna (Maja Schöne), chez qui son maître, Don Giovanni, s’est introduit ; il préfère s’improviser chef de chœur du public, à qui il demande de reproduire des sons de plus en plus incongrus.

Pas besoin d’attendre l’apparition d’un orchestre presque entièrement féminin et habillé à la mode gothique pour mesurer le degré de liberté que s’autorise le metteur en scène chilien – qui travaille en Allemagne – par rapport au livret de Mozart. Vêtus de rose bonbon, Donna Anna, Donna Elvira (Catherine Seifert), Zerlina (Gabriela Maria Schmeide) et leurs hommes contrastent avec le côté trash des musiciennes. Au milieu de ces caricatures, Sebastian Zimmler incarne un Don Giovanni jouant à merveille avec le stéréotype du séducteur. Torse nu et coiffé d’une perruque majestueuse, il est un peu la synthèse de l’orchestre subversif et des couples mièvres qui l’entourent. Sans autre transition qu’un changement d’inclinaison du chandelier géant, lequel sert d’unique décor à la pièce, Zimmler passe d’un excès à l’autre. Se perd dans un lyrisme aussi fleuri que les vestes des maris cocus, puis parade fièrement afin d’exhiber son indifférence envers celles qu’il s’est acharné à séduire. Il est un Don Giovanni lunatique, un assemblage de matériaux hétéroclites. Comme la musique de la pièce, qui emprunte autant à Mozart qu’au jazz, au rock ou à la musique populaire italienne. Comme la langue parlée par les explorateurs de l’amour, qui oscille entre préciosité classique et prosaïsme contemporain. Antú Romero Nunes a l’art du patchwork. Avec son étrange assemblage, il réussit à faire monter presque toutes les femmes du public sur scène. Pour la dernière fête de son séducteur. Pas pour celle du festival, dont on espère encore de belles surprises.

Théâtre
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