Jean-Pierre Filiu : « La population palestinienne en veut autant à l’Autorité palestinienne qu’à Israël »

Spécialiste du monde arabe, Jean-Pierre Filiu analyse la situation dans les Territoires palestiniens. Si une intifada est peu probable, il craint l’émergence de factions plus extrémistes que le Hamas.

Denis Sieffert  • 10 juillet 2014 abonné·es
Jean-Pierre Filiu : « La population palestinienne en veut autant à l’Autorité palestinienne qu’à Israël »
© **Jean-Pierre Filiu** est professeur à Sciences Po et spécialiste du monde arabe. Photo : AFP PHOTO / THOMAS COEX

Après l’enlèvement et l’assassinat de trois jeunes colons juifs, l’armée israélienne s’est lancée dans une opération punitive. La répression, et l’assassinat d’un adolescent palestinien, par des extrémistes juifs, ont provoqué la colère de la jeunesse palestinienne, notamment à Jérusalem-Est. Jean-Pierre Filiu évalue ici l’état de la mobilisation.

Vous rentrez tout juste de Cisjordanie alors que la tension est à son comble. Comment évaluez-vous la situation ? Est-on, selon vous, à la veille d’une troisième intifada ?

Jean-Pierre Filiu : Non, je ne crois pas pour l’instant à une troisième intifada. La première raison est la division palestinienne. Certes, il y a un gouvernement d’union nationale composé surtout de techniciens, mais on sent bien qu’en profondeur la division entre le Fatah et le Hamas est toujours là. L’autre raison est qu’il n’y a pas de thème mobilisateur, hormis un ras-le-bol généralisé. La protestation est tout compte fait autant tournée contre l’Autorité palestinienne que contre Israël. La population est excédée face à cette surenchère de l’armée israélienne, qui a multiplié les ratissages, y compris en pleine nuit, et a arrêté des centaines de personnes après le kidnapping des trois adolescents israéliens le 12 juin. Mais ce qu’elle ne supporte plus, ce n’est pas tant la coopération sécuritaire que la passivité de l’Autorité palestinienne face à la plus importante intervention d’Israël depuis la fin de la seconde intifada en 2005.

Comment décririez-vous le paysage politique palestinien actuel ?

La réconciliation entre le Fatah et le Hamas a été la principale cible de l’offensive israélienne, qui a atteint son but en brisant ce rapprochement entre les frères ennemis palestiniens. La population veut un tel rapprochement pour ne plus être prisonnière de l’arbitraire et de la corruption des uns en Cisjordanie et des autres à Gaza. Le rejet est tel que, si des élections avaient lieu demain, le Hamas l’emporterait probablement en Cisjordanie et serait certainement battu à Gaza.

Autrement dit, le « pouvoir » serait sanctionné dans chacun des deux territoires…

Absolument. Et c’est pour cela que le Fatah et le Hamas ont le même intérêt à repousser indéfiniment les futures élections, alors même que les mandats du Président Abbas, élu en 2005, et des députés élus en 2006, sont depuis longtemps caducs.

Israël cible actuellement le Hamas. Quelles peuvent être les conséquences de cette action ?

Dans l’hypothèse où le Hamas serait très affaibli par un conflit à Gaza, l’espace politique et militaire ne resterait pas vacant pour autant. Il serait de plus en plus occupé par des groupes radicaux, comme le Jihad islamique ou les salafistes armés. La récente campagne d’Israël contre les réseaux du Hamas en Cisjordanie fait certes le jeu du Fatah, mais un effondrement du Hamas à Gaza ouvrirait la voie non pas à des plus modérés, mais à des plus extrémistes.

Malgré la violence des actions menées, le gouvernement israélien apparaît quelque peu hésitant, peut-être à cause du risque que vous évoquez. Pourtant, les gouvernements israéliens ont l’habitude de pratiquer la politique du pire. Quelle est votre analyse ?

Je pense que les dirigeants israéliens ont conscience que la situation peut très vite leur échapper. Benjamin Nétanyahou joue avec le feu, surtout depuis la vague de bombardements de la nuit du 7 juillet, mais sa relative retenue a déjà poussé son ministre des Affaires étrangères, Avigdor Lieberman, à le critiquer publiquement. Or Israël n’est jamais parvenu à interrompre les tirs de roquettes palestiniennes, même lors de son offensive terrestre contre Gaza en 2009. Et le Hamas a prouvé lors de la dernière crise de 2012 sa capacité à frapper aussi bien Tel-Aviv que Jérusalem. La marge de manœuvre militaire d’Israël est donc relativement limitée. En outre, les groupes jihadistes opérant dans le Sinaï égyptien sont potentiellement bien plus dangereux pour Israël que les islamistes de Gaza. Certains ont d’ores et déjà prêté allégeance à Abou Bakr al-Baghdadi, lequel vient de se proclamer calife en Irak. Il y a donc bien une impasse de l’option « tout-securitaire » d’Israël, qui a été incapable d’endiguer la montée des menaces sur la frontière sud.

Pour en revenir à la situation dans les Territoires palestiniens, que pensez-vous de l’hypothèse d’une autodissolution de l’Autorité palestinienne ?

La dissolution de l’Autorité palestinienne est une tentation rhétorique qui rencontre un certain succès dans des cercles intellectuels. Un des partisans les plus virulents de cette option n’a pourtant pas refusé un portefeuille ministériel ! Quant à la population, elle mesure sa dépendance envers l’Autorité palestinienne, le premier employeur et de loin en Cisjordanie, elle n’en souhaite donc pas la dissolution malgré sa palpable rancœur contre elle.

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