La fin de l’ère postcoloniale

Les soulèvements populaires ont connu des destins très différents, et souvent peu enviables. Mais ils ont rebattu les cartes et n’ont pas dit leur dernier mot.

Denis Sieffert  et  Claire Chabal  • 17 juillet 2014 abonné·es
La fin de l’ère postcoloniale
© Photo : AFP PHOTO / KHALED DESOUKI

Il est loin « l’effet domino » que certains commentateurs avaient prédit en décembre 2010 quand a éclaté la révolution tunisienne. Ceux-là imaginaient que tous les régimes arabes autoritaires allaient tomber les uns après les autres, par une sorte de loi mécanique. Il y a bien eu une contagion, mais la suite a été beaucoup plus complexe que ne le prophétisaient certains experts. Où en est-on trois ans et demi plus tard ? Le bilan est terrible. L’Égypte est revenue à la dictature – un régime peut-être plus terrifiant encore que celui de Moubarak. La Syrie est plongée dans un bain de sang, alors que le clan Assad est toujours là et que ses adversaires sont, pour certains d’entre eux, tout aussi effrayants [^2]. Plus à l’est, les manœuvres du dictateur syrien ont favorisé l’avancée militaire d’un nouveau mouvement jihadiste, l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL), qui, s’appuyant sur les conséquences de la désastreuse invasion américaine de 2003, menace aujourd’hui Bagdad. Le Liban et la Jordanie sont de nouveau déstabilisés par l’afflux de réfugiés syriens, et parfois menacés par l’exportation du conflit. Bahreïn, après un soulèvement durement réprimé avec l’aide de l’armée saoudienne, est revenu à la case départ. Le Yémen, à la recherche d’une constitution fédéraliste, est de nouveau le théâtre d’affrontements entre le régime et les rebelles chiites d’Ansarullah. La révolution ayant tout de même abouti, en 2012, au départ de l’homme qui symbolisait depuis trente-deux ans le régime autoritaire, le président Ali Abdallah Saleh. Quant à la situation en Libye, elle s’apparente au chaos, même si la structure du pays et sa tradition appellent une analyse plus nuancée (voir entretien p. 21). Finalement, il n’y a guère que la Tunisie qui soit réellement porteuse d’espoir. Après bien des aléas, le pays est le théâtre d’une vraie avancée démocratique.

À ce tableau général, il faut ajouter les derniers événements en Cisjordanie et surtout à Gaza. Certes, ce n’est pas directement le fait des révolutions, mais la situation égyptienne, en particulier, a sans aucun doute pesé sur la réaction du Hamas, alors que le nouveau régime militaire au Caire a décidé d’aggraver le blocus subi par les Palestiniens. Au total, donc, bien peu de raisons d’être optimistes. À moins de croire que la dynamique révolutionnaire, même interrompue, même invisible, peut ressurgir parce qu’elle n’a pas complètement disparu dans la conscience des peuples, et en particulier d’une jeunesse qui aspire toujours à plus de liberté et de démocratie. Si l’on adhère à cette vision, on peut prévoir que la nouvelle dictature égyptienne ne parviendra pas, malgré la violence de la répression, à tuer l’espérance.

« Une spirale catastrophique sur fond de désastre économique. » Ces mots de Jean-Pierre Filiu décrivent la situation dramatique dans laquelle se trouve l’Égypte, deux mois après l’élection d’Abdel Fattah Al-Sissi. Le pays est en proie à la répression et son économie de plus en plus fragilisée. Le Président, ancien ministre de la Défense de Mohamed Morsi, qu’il a contribué à destituer en juillet dernier, a annoncé des mesures économiques importantes. Notamment une réduction drastique des subventions étatiques sur le carburant qui a fait flamber les prix et ravivé la colère de la population.

Mais c’est bien la recrudescence de la violence étatique dont le pays souffre le plus. Un autoritarisme fou se répand, visible notamment dans la condamnation médiatisée de trois journalistes d’Al-Jazeera à des peines de 7 à 10 ans de prison.

Et si la chasse aux Frères musulmans continue, avec l’arrestation de plusieurs centaines d’entre eux, parmi lesquels le Guide suprême, Mohammed Badie, condamné à la perpétuité, le projet liberticide d’Al-Sissi ne semble plus avoir de limites. Des mesures dignes d’une Égypte que l’on pensait révolue et qui touchent également le reste de la population. En premier lieu, les jeunes de la place Tahrir, mais aussi les laïcs et les modérés, qui ont cru un temps pouvoir faire alliance avec le nouveau gouvernement. Une nouvelle phase de violence semble s’ouvrir, où chaque camp aligne ses partisans, intérieurs comme extérieurs. Si les processus révolutionnaires sont souvent longs et tortueux, cette période née dans les tourments de juillet 2013 et sur les décombres des rêves de 2011 s’annonce difficile.

À l’opposé, la Tunisie semble s’apprêter à se doter d’institutions pérennes, à l’automne prochain, avec les élections législatives du 26 octobre et l’élection présidentielle du 23 novembre. Une évolution qui a été rendue possible pour au moins deux raisons : d’une part, l’armée tunisienne n’a jamais occupé dans la société la place qu’occupe l’armée égyptienne, à la fois armée de guerre civile et actrice économique essentielle, attachée à ses biens et propriétés ; d’autre part, les islamistes tunisiens d’Ennahdha, à la différence des Frères musulmans égyptiens, ont été rapidement confrontés à une exigence de pluralisme et de compromis avec la partie laïque de la société, notamment héritière de Bourguiba. S’agissant de la Syrie, peut-on encore espérer une évolution positive alors qu’on a laissé les courants jihadistes prendre le dessus face aux rebelles modérés ? « Du point de vue du rapport de force militaire, peu de chose se passe en Syrie, affirme Jean-Pierre Filiu, spécialiste du monde arabe. Ce rapport est écrasant en faveur du régime. C’est déjà miraculeux que la révolution soit encore là. Prenons l’exemple d’Alep. Un million de personnes résidaient dans la partie dite libérée il y a un an, elles sont deux cent mille aujourd’hui. Cette situation est le résultat des campagnes de barils [les hélicoptères de Bachar larguent des barils d’explosifs sur la population, NDLR]. Les Syriens ont fui. » Le Président américain, Barack Obama, a demandé au Congrès le mois dernier d’autoriser un budget de 500 millions de dollars pour « entraîner et équiper » l’opposition armée syrienne modérée. Est-ce de nature à modifier le rapport de force ? Jean-Pierre Filiu considère que, si les États-Unis envoient une aide effective, il sera possible de s’en rendre compte immédiatement. « Tant qu’un avion syrien n’est pas abattu chaque jour, cela signifie que cette aide n’est pas très importante, et qu’elle est essentiellement américano-américaine, c’est-à-dire destinée à la politique intérieure américaine. Il s’agit toujours de “former des formateurs”, en Jordanie ou ailleurs. »

Le blocage au niveau de l’ONU, en particulier du fait de la Russie, a permis à Bachar Al-Assad d’élever le niveau de violence de la répression. Ce qui a eu pour effets la militarisation de l’opposition et l’implication de l’Arabie Saoudite et du Qatar. Il a également pu confessionnaliser la guerre civile. Peu à peu, Bachar Al-Assad a réussi à représenter, aux yeux des puissances occidentales, un mur de résistance à l’islamisme et « un moindre mal ». Une représentation qui ne correspond évidemment pas à la réalité. Car le régime a, lui aussi, ses islamistes, même si on laisse de côté le Hezbollah, dont le renfort militaire a cependant été décisif. De plus, l’État islamique (EI, nouveau nom de l’État islamique en Irak et au Levant), accusé de volonté hégémonique et des pires atrocités à l’égard des civils, des militants pacifistes et des rebelles syriens, a sans aucun doute bénéficié d’un accord tacite avec Bachar Al-Assad. Le régime syrien a rarement frappé les positions de ce groupe jusqu’au début de son offensive, le 9 juin dernier en Irak, visant plutôt les rebelles dits modérés. Le conflit syrien a eu un effet de contagion ** sur l’Irak voisin. Les membres de l’EI ont annoncé le 29 juin la création d’un califat sur les territoires conquis entre Alep, dans le nord de la Syrie, et la province irakienne de Diyala. Le chef jihadiste sunnite de l’EI, Abou Bakr al-Baghdadi, désigné par son groupe « calife » et autoproclamé « chef des musulmans partout » dans le monde, a appelé le 5 juillet tous les musulmans à lui « obéir » et à faire allégeance au « calife Ibrahim » .

Les pays occidentaux, qui ont longtemps cru pouvoir rester à l’écart de la guerre civile syrienne, sauf à agir « par procuration », sont aujourd’hui rattrapés par l’histoire. Jean-Pierre Filiu tire le signal d’alarme en ce qui concerne les conséquences possibles de l’instauration du califat. « La menace terroriste en Europe est réelle. Comme calife, Abou Bakr al-Baghdadi peut déclencher le jihad offensif. Même Oussama Ben Laden a toujours appelé au jihad d’autodéfense. Il ne faut pas oublier que toutes ces personnes sont très formalistes. » Les menaces qui pèsent sur Bagdad, convoité par les jihadistes, auront-elles des incidences sur la situation en Syrie ? Pour Jean-Pierre Filiu, « l’armement lourd saisi par l’EI est surtout destiné à la bataille de Bagdad. Abou Bakr al-Baghdadi, qui est un personnage très structuré, n’a jamais fait de la Syrie un enjeu principal. Ce pays représente une occasion qu’il a saisie et qui lui a permis de préparer l’offensive de juin dernier à partir d’une base aérienne syrienne. C’est toutefois en Irak que tout se joue. » Il pense néanmoins que le départ des milices chiites irakiennes appelées en renfort pour défendre Bagdad pourrait changer la donne en Syrie. « Elles étaient très présentes à Damas et dans le sud de la Syrie. On dit même que le Hezbollah se dirigerait aussi vers Bagdad, mais sans qu’il ait été possible de le vérifier. Pour l’instant, les lignes de front n’ont pas beaucoup bougé. Mais Bachar Al-Assad est tout de même très dépendant de ses jihadistes. »

Pour qu’une solution politique soit envisagée en Irak, il faut sans aucun doute que le Premier ministre chiite, Nouri al-Maliki, cède la place. Condition nécessaire, mais peut-être pas suffisante. La clé de la situation réside à Téhéran. L’Iran, très actif dans son soutien à Bachar, a jusqu’ici toujours soutenu Maliki. Que fera le régime des ayatollahs ? « Il y a toujours au moins deux Iran, note Jean-Pierre Filiu. L’Iran de l’ancien Président, Ahmadinejad, et des Gardiens de la Révolution défendra Maliki et Bachar jusqu’au bout ; mais un Iran plus ouvert est sans doute prêt à discuter. » Il n’empêche : l’Irak est menacé de démantèlement. Le sort de ce pays, impliqué par ricochet dans la révolution syrienne, pourrait alors délivrer un premier message historique avec la remise en cause des frontières coloniales dessinées à la serpe par les grandes puissances après la Première Guerre mondiale. Faute de savoir si les peuples pourront enfin bénéficier des mouvements qu’ils ont parfois héroïquement initiés, on pourra au moins conclure de cette séquence toujours en cours qu’elle marque la fin d’une ère postcoloniale.

[^2]: Selon un dernier bilan de l’Observatoire syrien des droits de l’homme, publié le 10 juillet, la guerre civile aurait déjà coûté la vie à 171 510 personnes.

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