Le système Ryanair en procès

Une procédure de justice révèle de nombreuses infractions au droit du travail de la part de la compagnie aérienne low cost.

Sarah Masson  • 3 juillet 2014 abonné·es
Le système Ryanair en procès
© Photo : MARKUS SCHOLZ / dpa / AFP

« Le personnel signe des contrats ahurissants qui l’obligent à travailler selon les besoins de Ryanair, sans aucune contrepartie ; il n’y a pas de salaire minimum et les employés passent parfois des semaines sans gagner un sou », lance Gerry Byrne, journaliste irlandais spécialiste de l’aviation, qui a enquêté sur cette compagnie emblématique du modèle low cost  [^2]. Cette situation a valu à Ryanair d’être condamnée en 2013 pour travail dissimulé par le tribunal correctionnel d’Aix-en-Provence. Mais, devant la perspective de verser 200 000 euros d’amende et près de 9 millions de dommages et intérêts aux organismes sociaux, la compagnie irlandaise a fait appel les 23 et 24 juin [^3]. Sans changer pour autant ses méthodes sur sa base de l’aéroport de Marseille-Marignane : une nouvelle plainte pour travail dissimulé a en effet été déposée par le Syndicat national des pilotes de ligne (SNPL), au motif que Ryanair refuse d’acquitter les cotisations sociales des pilotes.

« Les collectivités locales acceptent tout : aides marketing, contrats de prestations publicitaires, rabais substantiels des redevances aéroportuaires, tarifs discriminatoires en matière d’assistance à l’escale et mise à disposition d’infrastructures à des prix inférieurs à ceux du marché », égrène Mehdi Kemoune, de la CGT Air-France. En 2011, un rapport de la chambre régionale de la cour des comptes de Poitou-Charentes pointe un contrat de marketing destiné à promouvoir l’aéroport de Poitiers-Biard sur le site Internet de Ryanair, une subvention de plus de cinq millions d’euros jusqu’en 2015, principalement versée par le conseil général de la Vienne et la communauté d’agglomération du Grand Poitiers. Quand certaines collectivités locales refusent de mettre la main à la poche, Ryanair menace de partir, ce que l’entreprise a fait à Pau en 2011. Impossible de savoir ce que devient l’argent public, qui passe notamment par une filiale de Ryanair, Airport Marketing Service, sise à Jersey, paradis fiscal notoire.

Lors de l’audience en appel, Isabelle Pouey, l’avocate générale, a rappelé le contenu de la plainte déposée par le Syndicat des compagnies aériennes autonomes (Scara), organisation patronale qui a reçu le soutien de parties civiles, notamment l’Urssaf, Pôle emploi, CGT et FO : travail dissimulé, prêt illicite de main-d’œuvre, emploi illicite de personnel navigant et entrave au fonctionnement des instances représentatives du personnel. Une situation contestée par la compagnie : les 127 salariés concernés n’exercent qu’une « activité temporaire » à Marseille et il n’est pas nécessaire de les déclarer à la Sécurité sociale française ni de respecter le droit du travail français. « La conséquence est que le personnel navigant n’est pas affilié à la caisse de retraites du personnel navigant et qu’il ne peut prétendre qu’à une retraite minime avec la Sécurité sociale irlandaise », précise Claire Hocquet, avocate du SNPL, qui décrit une entreprise peu portée sur le dialogue social : « Ryanair ne répond pas aux syndicats, n’a pas organisé d’élections de délégués du personnel, du comité d’entreprise, et pas plus du CHSCT dans son établissement de Marseille. » Et la compagnie mène « une chasse aux sorcières », pointe Jean-Luc Molins, secrétaire national de la CGT des ingénieurs, cadres, techniciens et agents de maîtrise (Ugict). Les syndicats évoquent en effet des salariés sous pression, préférant garder le silence. « Le personnel navigant est payé à l’heure de vol. Le temps passé au sol n’est pas pris en compte. Ils ont signé un contrat de travail irlandais et leur salaire est versé dans une banque spécifique, la Bank of Ireland. Ryanair va jusqu’à leur faire payer leur formation ainsi que leurs uniformes à des prix exorbitants », déplore Jean-Luc Molins. Le dossier juridique révèle que plus de deux tiers des hôtesses et des stewards ne sont pas directement embauchés par la compagnie mais par Crewlink et Workforce, deux filiales spécialisées dans l’emploi de main-d’œuvre, dont les contrats imposent des conditions de travail d’une autre époque. « Ryanair prétend qu’elle respecte les lois européennes et que la France voudrait lui appliquer ses lois sociales protectrices en violation du droit européen. C’est faux ! », proteste Claire Hocquet, qui argumente : la réglementation européenne « prescrit que le personnel navigant doit être affilié à la Sécurité sociale du pays de sa base d’affectation, c’est-à-dire là où il commence et termine sa journée, soit la France pour les 127 salariés de Ryanair à Marseille » .

Le système low cost « met en péril des compagnies comme Air France, et surtout des dizaines de milliers d’emplois, en se livrant à une exploitation des salariés tout en bénéficiant de subventions publiques », s’insurge Bertrand Moine, secrétaire général adjoint du Scara, qui a récemment gagné en cassation un procès pour travail dissimulé contre la compagnie espagnole Vueling. Le syndicat reproche à la compagnie irlandaise de soumettre les compagnies aériennes traditionnelles à une concurrence déloyale et d’exercer une pression telle que ses conditions de travail tendent à se généraliser à tout le secteur aérien. En témoigne le plan Transform 2015 d’Air France-KLM, adopté en 2012. Les salaires du personnel navigant ont été gelés et leur temps de travail allongé d’un vol de plus par mois. Le second plan, Transform 2018, prévoit la suppression de 8 000 postes en trois ans. Pour Mehdi Kemoune, secrétaire adjoint de la CGT-Air France, « un véritable dumping social est en train de se mettre en place », et, «  si on ne raisonne pas de façon globale, les économies au détriment des salariés ne serviront à rien tant que la concurrence n’est pas loyale, c’est pour cela qu’il faut une intervention politique de grande ampleur ». Il s’agit d’un enjeu de société, s’alarme Claire Hocquet : « Si toutes les compagnies travaillant en France s’appuient sur le comportement de Ryanair pour ne plus payer les cotisations à la caisse des retraites, celle-ci sera en grande difficulté. » Un crash inévitable si le low cost continue à ne pas respecter les acquis sociaux.

[^2]: Propos extraits du documentaire la Face cachée du low cost : enquête sur le système Ryanair , Enrico Porsia.

[^3]: Le verdict ne sera connu que le 29 octobre prochain.

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