Les Bouillons font leurs cultures

Près de Rouen, des militants relancent le maraîchage dans une ferme que veut raser le groupe Auchan. En dix-huit mois, ils sont devenus un pôle d’animation des résistances locales.

Patrick Piro  • 17 juillet 2014 abonné·es
Les Bouillons font leurs cultures
© Photo : AFP PHOTO / ALAIN JOCARD

Des mètres de sillons sans une pousse. Les premières planches de haricots n’ont pas très bien pris, après les semis collectifs lancés fin mai. « C’est un problème de semence, commente Antony, mais, l’an prochain, nous produirons les nôtres. » Désherbage de la parcelle ouest, puis du potager sud, à la main. « Tout est bio ici, bien sûr », confirme Philippe. Soleil, pluie, terre grasse, la ferme des Bouillons commence à produire ses premiers quintaux de légumes. En fin de semaine, les occupants convient chacun à venir les rencontrer, à s’occuper au maraîchage, à entretenir les bâtiments, à rénover… « À nous tous de faire vivre ce lieu », exhorte l’invite.

Les trois poulaillers industriels désaffectés – 500 m2 chacun – ont repris du service, bénédiction pour des bricoleurs et artistes en quête d’espace. Le premier abrite une salle de spectacles, de fêtes et de réunions, agrandie à mesure qu’ont été abattues les cloisons intérieures afin d’ajuster sa jauge à l’affluence. « Ici, rien n’a été acheté, que de la récup’ », signale Sylvie. Le deuxième hangar n’est encore qu’un lieu de stockage, abritant des mètres cubes de meubles et de matériel donnés par des dizaines de sympathisants. Le dernier espace a été transformé en atelier de mécanique et de construction. Raphaëlle, qui vient de s’installer à la ferme, met ses compétences de plasticienne au service de la deuxième « Tambouille », trois jours de festival pour la fin septembre. Au programme des chantiers : fabrication de nouvelles toilettes sèches, création de lampes, teinture naturelle sur coton, objets végétalisés… « L’an dernier, nous avions demandé à tous les participants de venir avec un légume, ils ont fini dans une soupe géante, racontent Sascha Vue et Tatiana Gameroff, dont le penchant pour la bonne cuisine a imprimé sa marque sur les lieux. Il est venu près de 2 000 personnes ! »

À table, en ce début juillet, une douzaine de convives. Courgettes, salade et framboises viennent du jardin. Le cidre est fourni par des copains de la Confédération paysanne. Philippe Airaud, du groupe de Seine-Maritime, se régale des projets de maraîchage « créatif » en cours. « Ici, on pourra faire de la formation, mener des expériences que l’on n’oserait pas ailleurs, mais dont la mutualisation permet de réduire les risques. » Après quelques essais l’an dernier, le groupe a décidé de relancer la production à une échelle plus importante. Antony, quatre ans de pérégrinations sur divers éco-lieux, a choisi de se fixer aux Bouillons pour conduire cette reconquête. « Animateur, pas maraîcher ! S’il est important d’ancrer à nouveau ce lieu dans sa vocation agricole, je tiens beaucoup à la dimension participative et éducative. » Oignons, choux, carottes, blettes, betteraves, maïs doux, pommes de terre, aromates… La ferme a ouvert un guichet de vente directe tous les samedis après-midi.

« Belle longère à colombages, en parfait état, avec ses dépendances. Dix bâtiments au total, dont une ancienne maison de maître du XVIIIe siècle (travaux à prévoir), sur 4,1 hectares de terres cultivables. Coup de cœur, à visiter d’urgence. » L’annonce aurait pu être rédigée dans ces termes si la ferme des Bouillons avait été en vitrine d’une agence. Mais, ce 6 décembre 2012, c’est par un bouche-à-oreille express que circule l’annonce. Nathalie Maine, conseillère municipale EELV de Mont-Saint-Aignan, commune du nord de l’agglomération de Rouen, a alerté quelques proches. La municipalité, cogérée par le PS et son parti, a décidé de ne pas exercer son droit de préemption sur le bien, récemment racheté par Immochan, la filiale immobilière des quelque 90 enseignes du groupe Auchan. Projet : raser la ferme –  « pour éviter tout squat », précise le document avalisé par la mairie. Et rien de plus à ce jour : le terrain, situé dans la « zone à urbaniser » du Bel Évent, est inconstructible en l’état. Mais jusqu’à quand ? Rocades, McDo, Buffalo Grill… Derrière une haie de hautes tiges s’agite une zone d’activités. Immochan : 360 centres commerciaux et 2,2 millions de mètres carrés dans 12 pays, mais pas d’hypermarché dans la région de Rouen. « Le groupe attendait patiemment que la municipalité rende la zone constructible », soupçonne Philippe Vue.

L’intervention des bulldozers est imminente, mais les militants seront plus rapides. « Tu connais des gens disponibles ? », demande Philippe Vue à son fils, Sascha. Oui, lui-même, qui vient d’obtenir son diplôme d’agronome, tout comme Tatiana Gameroff, mais aussi Olympe Crocq, étudiante en allemand. Début janvier 2013, ils s’installent dans la ferme. « L’été précédent, nous avions passé quelques jours avec les occupants de la “zone à défendre” de Notre-Dame-des-Landes, et l’idée nous trottait dans la tête d’essaimer ce genre d’action en prise directe avec des alternatives… Nous débutons dans le monde du travail par un trou dans notre CV », s’amusent-ils. Les réseaux entrent rapidement ** en action. Des militants aguerris, comme Sylvie Fusil ou Philippe Vue, ancien du Larzac et de Creys-Malville, apportent leur expérience des résistances. « L’énergie de ces jeunes nous a donné un coup de fouet ! » Le statut d’occupants « sans titre ni droit » est attesté par huissier, ce qui impose à Immochan d’obtenir une décision de justice s’il entend déloger les importuns. Une association de protection de la ferme des Bouillons est fondée, dont Philippe Vue est porte-parole avec Philippe Airaud. Elle compte plus de 700 adhérents à ce jour. Des tracts et une Gazette des Bouillons, bimestrielle, sont distribués dans toutes les boîtes aux lettres de Mont-Saint-Aignan. Les médias locaux, rameutés, adhèrent à une lutte dont l’image forte s’impose d’emblée. Des proches apportent des poules, des chèvres et même quelques moutons d’Ouessant.

Deux autres occupants rejoignent bientôt les pionniers, et une grande opération collective de défrichage permet d’engager quelques rangs de salades, de fèves et de radis. « Des champs, pas d’Auchan », clament les banderoles. « Mais, avant l’agriculture, il y avait l’enjeu de la culture », explique Sascha Vue. Pendant plus d’une année, ** les occupants se démènent pour créer l’événement chaque semaine à la ferme des Bouillons. Des concerts, du théâtre, des conférences sur les OGM ou l’histoire archéologique du site, des soupes conviviales, des chantiers, un forum paysans-citoyens… Objectif : instituer les Bouillons en pôle d’attraction au cœur des mobilisations locales. « Avec la reconversion de la raffinerie Petroplus, c’est devenu la bataille du moment », explique Philippe Vue. Mais il y a urgence, car Immochan, peu sensible aux arguments des occupants, a activé la justice. Le 17 avril 2013, les occupants se voient présenter une ordonnance d’expulsion sous 24 heures. Branle-bas de combat. Devant les caméras, des centaines de personnes montent à la ferme pour faire barrage. L’huissier ne viendra pas. Un recours est déposé. Sans surprise, l’ordonnance est confirmée le 20 novembre, dans des termes identiques. Nouvel appel des occupants, non suspensif.

Entre-temps, les Bouillons ont marqué des points. Contactés, trois des quatre groupes politiques représentés au conseil municipal (PS, EELV, UDI) manifestent leur soutien au projet alternatif, rejoints par l’UMP Catherine Flavigny, devenue maire en mars dernier. Sollicitée par Immochan, elle se garde d’appuyer auprès de la préfecture la demande d’exécution de l’ordonnance, refusant même d’accorder une prolongation au permis de démolir. « Nous avons convaincu les élus qu’il y avait mieux à faire, constate Philippe Airaud. Aujourd’hui, ils se montrent beaucoup plus sensibles aux enjeux d’une agriculture saine et de proximité. » Les militants, forts d’une pétition signée par 6 000 personnes, convaincront même la nouvelle municipalité de modifier le plan local d’urbanisme. En janvier, grande victoire : les 4,1 hectares de la ferme glissent en « zone naturelle protégée ». Ce que le schéma de cohérence territorial (Scot) de l’agglomération rouennaise devrait confirmer d’ici quelques mois par un classement en zone agricole ou naturelle de tout le Bel Évent. Immochan a déposé plainte contre la ville : la décision a divisé par deux la valeur marchande du bien, acheté 700 000 euros. Une belle opportunité pour les militants, qui ont lancé en juin une souscription dans le but de racheter les Bouillons à l’opérateur immobilier. « Si le terrain était devenu constructible, il passait à 1,2 million d’euros !, relève Sascha Vue. Pour une fois que les spéculateurs perdent… » Et l’on compte les jours, aux Bouillons, car une autre victoire se dessine : le 27 juillet, le permis de démolir arrive à échéance. Grosse fête en prévision – personne n’imagine les forces de l’ordre donner l’assaut d’ici là.

Reste la procédure d’expulsion, qui suit toujours son cours. Une audience est prévue à l’automne. Pourtant, en cas de confirmation, la probabilité d’une exécution s’estompera à mesure que le maraîchage prendra de l’ampleur, qu’il permettra de rémunérer un employé et augmentera le nombre des clients. « L’objectif, désormais, c’est de durer », affirme Philippe Vue.

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