La leçon oubliée de Clemenceau

Même si les divergences ne manquent pas, la vraie gauche dispose aujourd’hui d’un vaste espace pour une recomposition.

Denis Sieffert  • 27 août 2014 abonné·es
La leçon oubliée de Clemenceau

Pour une rentrée en fanfare, c’est une rentrée en fanfare ! Je m’apprêtais à commenter ce qui, à mes yeux, constitue l’événement majeur de l’été — les massacres de populations civiles par les fanatiques de l’État islamique et par Israël (dont les dirigeants, eux, sont encore plus cyniques que fanatiques) –, et voilà qu’Arnaud Montebourg jette son pavé dans la mare, et que Manuel Valls réagit comme on sait. En vérité, à l’échelle de l’histoire, et dans l’absolu, il n’est pas sûr que la formation du gouvernement « Valls 2 » mérite qu’on se détourne des tragédies de Syrie, d’Irak et de Gaza, et des effets dévastateurs qu’elles ont sur nos sociétés [^2]. Il nous faut céder cependant au rituel franco-français, et nous replonger dans le marigot.



Aurais-je l’espoir que ce coup de théâtre gouvernemental change quelque chose à la vie de nos concitoyens que je le commenterais d’enthousiasme. Ce n’est pas ma conviction. Il est trop évident qu’il s’agit au contraire d’une ultime opération de verrouillage pour que rien ne change. MM. Hollande et Valls ont donc formé un gouvernement « en cohérence » avec leur politique d’austérité et de déflation, cause directe d’un chômage qui va s’aggravant. À force d’échecs, ils auraient pu se mettre en question, comme tant d’autres, jusqu’au patron de la Banque centrale européenne qui commence à fissurer le dogme. Mais non ! Pour mieux affirmer que la Terre est plate, ils préfèrent réduire au silence ceux qui osent prétendre qu’elle est ronde. Il n’est pas sûr cependant que le calcul soit gagnant. Manuel Valls aurait dû se souvenir du conseil de son lointain modèle : Georges Clemenceau. À un ministre qui lui demandait un jour pourquoi il avait nommé un adversaire au ­gouvernement, il répondit : « Je préfère qu’il soit dedans et pisse dehors, plutôt que dehors et pisse dedans. » Traduction à peine nécessaire : tout trublion qu’il est, Arnaud Montebourg était peut-être moins dangereux pour le Président et le Premier ministre à l’intérieur du gouvernement qu’à l’extérieur.



D’autant plus qu’avec les écologistes, le Front de gauche et les frondeurs socialistes, dont se revendique Benoît Hamon, cela fait maintenant beaucoup de monde dehors… Du coup, la vraie question n’est plus ce que vont faire MM. Hollande et Valls. Il est assez clair qu’ils vont mettre au pas leur petite équipe et continuer de foncer droit dans le mur. L’autoritarisme réactionnaire de Manuel Valls est parfait pour cela. Non, la vraie question est de savoir ce que va faire Arnaud Montebourg. Va-t-il rentrer dans sa coquille ? Ce n’est pas trop le genre du personnage, en dépit de son évocation de Cincinnatus, le consul romain qui a su humblement se retirer de la politique. Va-t-il se contenter de tonitruer dans les médias ? Ce qu’il fait admirablement. Ou bien va-t-il, avec d’autres, se lancer dans une entreprise plus ambitieuse de rassemblement de la gauche ? Je veux dire, la vraie gauche. C’est le défi qui se présente à lui aujourd’hui. Son discours en tout cas le rapproche des députés frondeurs du PS et du Front de gauche de Jean-Luc Mélenchon et de Pierre Laurent. Il n’est pas très éloigné non plus du bilan courageux que Cécile Duflot tire de son expérience gouvernementale. Voilà qui devrait favoriser les rencontres… Même si les divergences ne manquent pas (l’éphémère ministre de l’Économie n’a pas trop la fibre écolo, et sa relance de la consommation se fonde surtout sur une baisse des impôts qui ne correspond pas au keynésianisme de la gauche sociale). Mais, en dépit de ces obstacles, la vraie gauche dispose aujourd’hui d’un vaste espace pour une recomposition.



L’enjeu est triple. Dans l’immédiat, il s’agit d’imposer, au Parlement et dans la société, un débat sur les choix économiques pour limiter les dégâts sociaux. À moyen terme, il faut permettre à notre pays d’échapper à la logique mortifère d’un duel entre la droite et l’extrême droite en 2017, ou — ce qui ne serait guère différent — entre Manuel Valls et Marine Le Pen. Mais, au-delà, l’enjeu est plus considérable encore : il s’agit de sauver la gauche d’une disparition certaine à laquelle la condamne le tandem Hollande-Valls. Dans tous les cas, la partie principale va se jouer à présent en dehors du gouvernement. Pour autant, il ne faut pas négliger cette autre question : combien de temps François Hollande va-t-il pouvoir « tenir » avec une assise politique aussi étroite et un rejet massif de l’opinion ? Le soutien d’une partie du Medef peut-il suffire ? Si l’on ajoute que c’est pour appliquer une politique à peu près contraire à ce pour quoi il a été élu, on a tous les éléments d’un véritable défi à la démocratie. Certes, les institutions de la Ve République peuvent lui permettre d’aller au bout de son quinquennat, presque comme si de rien n’était. À condition de ne prêter attention ni aux critiques venues de la gauche, ni aux sondages, ni aux chiffres du chômage. Mais, précisément, on ne pourrait apporter meilleure preuve du caractère anti-démocratique de ces institutions. À leur insu, François Hollande et Manuel Valls sont peut-être en train de leur porter un coup fatal. Ce serait leur dernière contribution à la gauche.

[^2]: Voir sur ces sujets, le texte très fort de Michel Warschawski que nous publions en p. 14.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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