« Bois II », d’Elisabeth Filhol : Cette guerre sans nom

Un grand roman du temps présent, qui plonge loin dans le réel.

Christophe Kantcheff  • 4 septembre 2014 abonné·es
« Bois II », d’Elisabeth Filhol : Cette guerre sans nom
© **Bois II** , Élisabeth Filhol, POL, 264 p., 16,90 euros. Photo : Jeff Pachoud / AFP

La Centrale mettait en scène des intérimaires nomades travaillant dans ces cathédrales modernes que sont les centrales nucléaires. Dans Bois II, des ouvriers ancrés dans leur région voient leurs usines s’évanouir, délocalisées ou, comme celle qui est au cœur du livre, vouées à la liquidation.

Mais les salariés se révoltent, des ouvriers en majorité. « Quatre-vingt-sept personnes qui pour la plupart n’ont jamais vécu d’occupation d’usine. » Ils attendent leur patron, Mangin, qu’ils vont séquestrer dans l’espoir d’inverser le sort qui les attend : le chômage, d’autant plus sans issue que, chez eux, les autres entreprises – à l’exception d’une usine d’abattage, tout un symbole ! – ont fermé. Élisabeth Filhol ne dévie pas de ses thèmes de prédilection. Mais elle donne ici une ampleur nouvelle à son univers romanesque, qui va profond dans le réel, social et sociologique, mais aussi économique, historique, géographique… Il est également le récit d’un face-à-face tendu entre les ouvriers et le patron, une confrontation en huis clos, un match risqué qui s’avère déséquilibré – et ce n’est pas parce que l’un est seul contre tous les autres…

Bois II, c’est, sur fond de conflit social, la rencontre de Braudel et d’Hitchcock, le premier pour la longue durée, le second pour le suspense. Élisabeth Filhol atteint cette dimension en alternant, d’une part, les chapitres de la séquestration, où la violence affleure, physique ou verbale, où chaque détail a sa signification sociale ( « le casse-croûte, c’est la lutte des classes » ), où le maintien des revendications initiales devient héroïque ou suicidaire, et, d’autre part, de passionnantes échappées pour décrire le lieu, ses traces et son histoire.

Derrière le récit de l’extraction de l’ardoise, de l’utilisation industrielle de l’aluminium, du temps maintenant regretté où l’usine était dirigée par son fondateur, Bois II restitue aux salariés leur mémoire, en même temps qu’il dote chacun d’une personnalité dans le collectif. C’est un acte littéraire fort car, de l’une comme de l’autre, ils sont aujourd’hui dépossédés, leur passé, leur identité de travailleurs étant éradiqués au fil des cessions et des restructurations. Bois II est un extraordinaire roman du temps présent, dominé par une saine colère et par une acuité sur l’économie et le monde du travail, à la puissance politique considérable, coulé dans une langue juste, précise, ample et sensorielle. C’est un grand roman sur une guerre qui ne dit pas son nom.

Littérature
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