Revivons-nous les années 30 ?

Deux ouvrages tracent des parallèles entre les maux de notre époque et la montée des fascismes en Europe.

Olivier Doubre  • 2 octobre 2014 abonné·es
Revivons-nous les années 30 ?
© **Les années 30 reviennent, la gauche est dans le brouillard** , Philippe Corcuff, Textuel, 144 p., 13,90 euros. **Les années 30 sont de retour. Petite leçon d’histoire pour comprendre les crises du présent** , C. Askolovitch, P. Blanchard, R. Dély et Y. Gastaut, Flammarion, 354 p., 21,90 euros. En librairie le 15 octobre. Photo : CITIZENSIDE / CHRISTOPHE HEROU

Les années 1930 seraient-elles de retour ? Racisme, antisémitisme, xénophobies de tout poil (islamophobie, homophobie, romophobie), nostalgie d’un ordre moral, diabolisation de l’Europe… Et, évidemment, tentation d’un régime autoritaire, repli sur soi, anti-intellectualisme et poujadisme jouant d’un nationalisme qui se donne une image « sociale » en défendant les « petits Blancs »… Cet air du temps néoconservateur fait bien sûr penser aux années 1930, ou du moins aux pires évolutions politiques que connaît alors l’Europe. Il ne s’agit pas d’un simple appel à défendre l’ordre établi, mais bien de se présenter comme « révolutionnaire » face à l’ordre établi, dans le sens d’une restauration énergique et volontaire d’un ordre moral disparu. Comme ces « révolutionnaires conservateurs » de l’Allemagne de Weimar étudiés par Pierre Bourdieu au début de son Ontologie politique de Martin Heidegger  (Minuit, 1988), qui eurent une influence intellectuelle de plus en plus grande en Europe dès la fin des années 1920, à l’instar de Carl Schmitt, d’Ernst Jünger et, évidemment, de Martin Heidegger lui-même.

On peut aisément lister des analogies entre notre époque troublée, marquée par un certain brouillard intellectuel et politique, un contexte de crise économique mondiale et de rejet de l’Autre, et ces funestes années 1930, lorsque les démocraties s’effondrent sous le coup d’un accroissement général du chômage et de la peur du déclassement parmi les salariés. Deux ouvrages aux titres très proches en font leur point de départ. Les années 30 sont de retour. Petite leçon d’histoire pour comprendre les crises du présent est signé par deux journalistes bien installés dans le paysage médiatique, Claude Askolovitch (ancien du Nouvel Obs et du JDD, chroniqueur multimédia) et Renaud Dély (directeur de la rédaction du Nouvel Obs ), et deux historiens, Pascal Blanchard, spécialiste de l’empire colonial français et de notre mémoire postcoloniale, et Yvan Gastaut, enseignant à l’université de Nice, auteur d’ouvrages consacrés à l’époque contemporaine. Dans une optique différente, s’intéressant d’abord au « désarroi » actuel de la gauche (ou des gauches), Philippe Corcuff, professeur de science politique à l’IEP de Lyon, sociologue engagé, passé du PS aux Verts puis au NPA pour se rapprocher récemment de la mouvance libertaire, publie Les années 30 reviennent, la gauche est dans le brouillard. Si les deux ouvrages semblent traiter du même sujet, leur proximité est toutefois bien mince.

Agréable à lire, bien documenté, le premier passe en revue les similitudes, non sans les relativiser, de notre époque et de la décennie précédant la Seconde Guerre mondiale. La spéculation financière qui a entraîné la crise de 1929 et celle des subprimes de 2008 ; la haine des « métèques » et celle des immigrés ; la France « très chrétienne » et les « Manifs pour tous » ; ou, de façon plus périlleuse, les accords de Munich entérinant l’annexion des Sudètes par Hitler, comparés à l’absence de réaction de l’Union européenne face à l’absorption de la Crimée par la Russie de Vladimir Poutine… Mais, finalement, au bout de 350 pages, on est bien en peine de savoir quel est le propos des auteurs, ou à quoi sert cette longue liste de comparaisons. Dans leur maigre conclusion – à peine deux pages – on peut d’abord lire : « La suite semble écrite » … Puis, quelques lignes plus bas : « Le scénario n’est pas encore écrit. » Ou : « De fait, si tout se ressemble, tout a changé aussi. » Aussi ? En effet ! Plus intéressant, car se plaçant dans une vraie perspective politique, est le livre de Philippe Corcuff. Tout d’abord parce qu’il s’interroge sur les limites, voire « les risques », de l’analogie historique, à partir notamment des travaux de Paul Ricœur, de Ludwig Wittgenstein et surtout du sociologue Jean-Claude Passeron, qui invite à donner « une portée à la logique comparative », c’est-à-dire sans éliminer « les dissemblances entre des phénomènes sociaux aux coordonnées temporelles et spatiales diverses ». Repérant les ressemblances entre notre époque et les années 1930 à partir des travaux d’historiens spécialistes de cette décennie, le sociologue décrypte surtout « l’humeur néoconservatrice » de notre temps. Les discours antisémites (Soral et Dieudonné) et islamophobes (Éric Zemmour), mais aussi « l’engrenage identitaire » d’un Finkielkraut ou les « perles rhétoriques » d’une Élisabeth Lévy. Sans oublier la montée de l’extrême droite politique, avec le Front national, qualifié de « postfasciste ». Le terme n’est pas entendu comme « postérieur » au fascisme : il est employé parce que, comparé aux fascismes des années 1930, le discours du FN apparaît « républicanisé, laïcisé, davantage euphémisé dans l’expression de la xénophobie, nettement moins militarisé » .

Philippe Corcuff s’intéresse surtout aux effets de cette offensive idéologique sur la gauche, dont certains pans sont gagnés par ces discours. Et de pointer les « brouillages » opérés par des auteurs comme Jean-Claude Michéa (qui oppose le « sociétal » au « social ») ou Laurent Bouvet, longtemps membre du PS, défendant une « vision essentialiste du “peuple” » … À partir de ces analyses, l’auteur trace des pistes pour combattre ce néoconservatisme si habile à s’immiscer dans les consciences. Il appelle d’abord à « opposer au clivage national/racial une version rénovée et élargie de la question sociale », qui se « nourrit » de l’inégalité des ressources économiques, culturelles, politiques, ou « des possibilités de reconnaissance ». C’est-à-dire une question sociale « alimentée par la domination de classe », mais aussi « de genre, raciale et postcoloniale, ou l’hétérosexisme ». Bref, une question sociale « qui intègre ainsi le sociétal ». En somme, Corcuff formule un appel à l’unité des revendications émancipatrices, seul moyen de contrecarrer les attaques visant à diviser les classes populaires et plongeant les gauches dans « le brouillard ».

Idées
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