« Un art brut contemporain »

Avec quatre événements à Paris et trois publications, la « S » Grand Atelier et ses artistes déficients mentaux débarquent en force cet automne. Avec des œuvres exigeantes, toujours fortes, et parfois drôles.

Marion Dumand  • 16 octobre 2014 abonné·es
« Un art brut contemporain »
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La lutte a été longue pour faire reconnaître le travail mené à la « S » Grand Atelier. Des travaux hors normes, souvent issus de la mixité entre artistes déficients mentaux et artistes non déficients. Éducatrice et artiste, Anne-Françoise Rouche a quitté sa Belgique pour des « hauts lieux » de l’art parisien (la Maison rouge et Agnès b.) . Elle nous raconte leur bataille des Ardennes.

Pouvez-vous nous expliquer ce qu’est la « S » Grand Atelier ?

Anne-Françoise Rouche : C’est un centre artistique pour des personnes ayant une déficience mentale, comme il en existe d’autres en Belgique. Là, des artistes handicapés développent leurs parcours grâce aux différents ateliers (peinture, gravure, bois, textile, musique). La particularité de la « S » est d’avoir érigé la mixité, c’est-à-dire le travail entre artistes handicapés et artistes non handicapés, en vraie politique d’ateliers, loin de l’occasionnel ou de l’anodin. Quel chemin ! D’abord un petit atelier de dessin dans un foyer puis, peu à peu, d’autres se sont ouverts grâce à l’envie des artistes, des animateurs et des handicapés. Et ça marche ! À l’atelier gravure, beaucoup ont pu se libérer de la peur du dessin par la texture et le travail du support. Quant à la résidence d’artistes « textile », elle a carrément débouché sur un atelier permanent, tant le besoin était fort.

Comment fonctionne la mixité ?

La mixité consiste à amener deux artistes (ou plus) à travailler ensemble, l’un porteur d’un handicap, l’autre non. La contamination est un pari : que ces artistes ne sont pas des êtres hermétiques l’un à l’autre, que « quelque chose » va se passer entre eux. Lorsque Thierry Van Hasselt (artiste et cofondateur des éditions FRMK) et Richard Bawin (artiste et chanteur trisomique) ont commencé à travailler ensemble, je pensais bien que Richard verrait sa pratique bouleversée. Pourtant, c’est Thierry qui m’a dit : « Pour moi, il y a un avant et un après Richard. » Deux univers se rencontrent, s’enrichissent mutuellement, tout en gardant leur caractère propre. Toutefois, certains artistes handicapés refusent de participer à une résidence et restent isolés dans leur pratique. C’est le cas d’Éric Derkenne.

Ateliers et mixité bouleversent-ils le monde de l’art brut ?

Les réactions ont d’abord été violentes, notamment à Paris. Pour beaucoup, les artistes handicapés sont un mélange de bon sauvage et d’artiste maudit : il faut les préserver, ne pas les « pervertir », ne pas troubler leur isolement. Moi, je travaille avec des humains, je ne vais pas les laisser seuls. Au contraire, il faut leur donner accès à ce que leur interdit habituellement le handicap, qui les enferme dans des institutions, sans projet, sans rencontre. Sans choix. Quand Marcel Schmitz n’arrive pas à s’en sortir avec la 3D de ses bâtiments et qu’il demande de l’aide, Fabian lui explique la perspective. C’est normal. Nous cherchons l’équilibre entre art et humain. Un artiste incroyable – animateur ou résident – doublé de facultés humaines réduites, ça ne marchera jamais à la « S ». Dans la mixité, l’échange entre artistes est réel et fécond. Il est peu à peu reconnu comme tel. En atteste la présence de l’œuvre mixte Army secrète au sein d’une des plus grandes collections mondiales d’art brut. Réticent jusque-là, Bruno Decharme a eu un coup de foudre inattendu pour cette installation. On peut parler maintenant d’art brut contemporain, et nous en faisons partie.

Comment travaille-t-on dans ces ateliers ?

De façon empirique. Nous essayons de faire avancer les artistes pour qu’ils soient à l’aise dans leur création. On n’impose rien, on répond s’il y a question ou blocage. Parfois, on laisse simplement faire, et c’est déjà ça : ne pas être dans la contrainte. Quand Rita Arimont est arrivée, elle est restée deux ans à peindre sans qu’on comprenne ce qu’elle voulait. Un jour, dans l’atelier peinture, elle a attrapé carton et scotch et s’est mise à emballer des objets, d’abord sans que ce soit très abouti, puis en élaborant un vrai travail de création.

Comment expliquez-vous à vos artistes l’exigence artistique ?

C’est un apprentissage pour moi et pour eux. Il faut bien expliquer que, lorsqu’on juge une œuvre, on ne juge pas la personne. Certains sont sensibles à cette question, d’autres s’en moquent, tout dépend de la personnalité et du type de handicap. On leur explique aussi : « Nous n’exposons pas votre travail parce que vous êtes handicapés, nous l’exposons parce qu’il est intéressant. » Ne montrer que l’exceptionnel, c’est aussi faire évoluer les mentalités ; toute la communauté bénéficiera du changement de regard.

Les artistes de la « S » sont-ils des artistes comme les autres ?

Ce sont des artistes comme les autres dans ce qu’ils ont à montrer et à exprimer. Leurs œuvres peuvent être tellement puissantes esthétiquement que personne ne se pose cette question. Ensuite, leur handicap ne leur permet pas de théoriser ni d’avoir un recul important. Alors, dans les galeries, c’est nous qui pallions cette absence de discours. Parfois, même, on rigole bien quand on lit dans la presse qu’avec son Don Quichotte Rémy Pierlot incarne « le nouveau surréalisme belge ». Lui, le surréalisme, il ne sait pas ce que c’est. Rémy travaille seul, avec sa sensibilité fabuleuse de dessinateur, mais il a découvert le personnage de Don Quichotte grâce à un ancien animateur, le cinéma hollywoodien grâce à Olivier Deprez, l’importance du contraste avec Patrick Perin, et son livre a été conçu par Thierry, Patrick et moi. Ce qui n’enlève rien au talent et au travail de Rémy. En fait, le plus important, c’est l’honnêteté intellectuelle. Rémy va se rendre à Francfort pour une exposition, mais il se réjouit d’abord d’aller à l’hôtel, au restaurant et d’être parmi les gens. Et puis, il a commencé sa carrière à 70 ans ! Comme quoi, tout est toujours possible.

Anne-Françoise Rouche Fondatrice et directrice de la « S » Grand Atelier.

Site : www.lasgrandatelier.be www.fremok.org

Expositions

  • L’Army secrète in Art brut, collection abcd/Bruno Decharme, la Maison rouge (Paris), du 18 octobre au 18 janvier.
  • Joseph Lambert, Éric Derkenne in Art brut, masterpieces, Galerie Christian Berst (Paris),
    du 18 octobre au 29 novembre.
  • Éric Derkenne : champs de bataille, Galerie abcd (Montreuil), du 26 octobre au 21 décembre.
  • Match de catch à Vielsalm/Vivre à Fran Disco, chez Agnès b. (Paris), du 29 octobre au 8 novembre.
Culture
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