« Vie sauvage », de Cédric Kahn : « Je ne suis ni un juge ni un moralisateur »

Avec Vie sauvage, Cédric Kahn montre la vie en marge d’un père et de ses deux fils. Il explique ici pourquoi et comment il s’est emparé de cette histoire vraie.

Christophe Kantcheff  • 29 octobre 2014 abonné·es
« Vie sauvage », de Cédric Kahn : « Je ne suis ni un juge ni un moralisateur »
© **Vie sauvage** , Cédric Kahn, 1 h 46. **À lire :** le Cinéma de Cédric Kahn, entretiens avec Quentin Mevel, Independencia éditions, 142 p., 10 euros. Photo : Carole Bethuel

Àl’origine de Vie sauvage, un fait divers très médiatisé il y a quelques années : l’affaire Fortin, du nom de ce père qui a vécu avec ses deux enfants dans la clandestinité pendant dix ans. Le film commence là où le drame se noue. La mère (Céline Sallette), n’en pouvant plus d’une vie en marge, les pieds dans la boue (très concrète à l’écran), fuit avec ses deux garçons, Okyesa et Tsali. Le père (Mathieu Kassovitz) les retrouve, ses fils souhaitent le suivre, mais la justice en décide autrement. Par conséquent, le père les « kidnappe ». Vie sauvage  : titre on ne peut plus juste, à entendre comme la possibilité d’une existence en dehors de la vie normée, réglementée en société. Le dixième film de Cédric Kahn est moins un film de cavale, même si cet aspect-là n’est pas évacué, qu’un film d’apprentissage pour Okyesa et Tsali – car c’est leur point de vue que le film épouse. Apprentissage du manque de leur mère, du secret et donc du mensonge, et d’une vie plus âpre encore que précédemment. Cette histoire, parce qu’elle touche au devenir d’enfants, à leur éducation et à ce qui est le résultat d’une lutte entre leurs parents, ne manquera pas de susciter des avis tranchés. Mais Cédric Kahn n’a pas réalisé un film pour développer une thèse sociétale, même si celui-ci pose indirectement des questions essentielles. Vie sauvage plonge dans la réalité de la nature, qu’il faut habiter été comme hiver, avec ses moments contemplatifs, mais aussi avec les difficultés de la marginalité et les contraintes de la vie en communauté, idéal du père des deux garçons. Chaque personnage vibre d’une intensité farouche, non seulement les parents, servis par deux comédiens remarquables, Mathieu Kassovitz et Céline Sallette, mais aussi les deux enfants, que l’on voit à 6 et 7 ans (David Gastou et Sofiane Neveu) puis à 16 et 17 (Romain Depret et Jules Ritmanic). Il ressort de Vie sauvage une authenticité et une honnêteté à l’image de son réalisateur, Cédric Kahn, qui s’est révélé tout aussi direct et sincère lors de l’entretien qu’il nous a accordé.

Quand on a déjà réalisé une dizaine de films, est-il plus difficile de trouver le sujet du prochain ?

Cédric Kahn : Non, j’ai plus d’envies de films que de temps pour les faire. Et comme j’ai la chance de pouvoir tourner avec des vedettes ou, à l’inverse, d’être crédible sur des « petits » films d’auteur, j’ai finalement une grande liberté dans le choix des sujets. Je dois donc hiérarchiser mes désirs. Chaque fois je me demande quelle est l’envie supérieure qui efface toutes les craintes, et justifie que j’y consacre deux ou trois années de ma vie.

Qu’est-ce qui a suscité chez vous le désir de faire Vie sauvage  ?

Je suis entré dans cette histoire par les enfants. Imaginer ce qu’ils ont vécu me bouleverse. De plus, cette histoire frappe l’imaginaire. Elle comporte des éléments romanesques évidents : le mode de vie, l’utopie, la cavale, le polar… Il y a du cinéma de genre qui vient s’insérer dans de l’humain. Un film a aussi beaucoup joué dans ma motivation : Into The Wild, de Sean Penn. Le personnage veut s’extraire de la société et, au moment où il se rend compte qu’il ne peut pas vivre sans les autres, il est piégé par la nature. C’est l’une des rares fois de ma vie où, tout en regardant le film, je me demandais pourquoi ce n’était pas moi qui l’avais fait. J’étais jaloux !

N’est-ce pas incroyable que, dans nos sociétés quadrillées, surveillées, on puisse demeurer en cavale pendant dix ans avec deux enfants ?

C’est l’un des aspects les plus fascinants du fait divers. Le père et les fils, dans le livre qu’ils ont écrit après leur aventure, racontent comment cela a été possible. C’est un véritable système d’entraide constitué de marginaux et de communautés que le père a mis sur pied pour passer à travers les mailles du filet.

Pas plus que vous ne le tournez en dérision, vous n’idéalisez pas le milieu de la marginalité…

Tout le film est écrit en assumant les contradictions des personnages et la complexité des situations. C’est cela qui évite que le film soit un mélo. Sinon, tous les éléments du mélodrame sont présents dans cette histoire. Mais je n’ai pas voulu simplifier les choses. Si je faisais des films plus simples, ils attireraient sans doute plus de spectateurs. Mais j’ai envie d’avoir plus de public avec des films qui ne refusent pas la complexité.

La marginalité n’est-elle pas une voie de résistance ?

Bien sûr. Mais ce choix de liberté, ou de marginalité, je ne veux pas l’idéaliser non plus. Et donc je montre qu’il a un prix.

Mais si, comme vous le montrez, on retrouve à l’intérieur de la marginalité les mêmes luttes pour le pouvoir qu’au centre, l’utopie n’est-elle pas fragilisée ?

L’utopie, ou l’idéal, est sans cesse à réinventer. Il ne faut pas idéaliser l’idéal. Même dans mon vote, je suis partagé entre un vote radical et un vote réaliste. Et même dans ma façon de faire du cinéma : je ne suis pas un marginal, mais je résiste au système à ma manière. Par exemple, je prends des vedettes pour jouer de petits rôles. Comme dans l’Avion (2005), par exemple. Ou même Mathieu Kassovitz, ici, qui est moins présent à l’écran que les enfants. Je crois en un idéal, je pourrais faire plein de théories sur la façon d’améliorer nos existences, mais la mise en place de l’idéal s’avère si compliquée ! Et ce constat me rend triste.

Est-ce une vision des choses venue avec la maturité ?

Non. Parce que mes parents, quand j’avais 7 ou 8 ans, ont quitté leur boulot confortable pour vivre en communauté à la campagne et élever des chèvres. Après deux ou trois ans, tout s’est cassé la figure. J’ai vécu parmi des soixante-huitards qui sont quasiment tous redevenus des petits-bourgeois. C’est pourquoi, à 20 ans, quand je suis arrivé à Paris, je ne partageais pas du tout les fantasmes de mes copains sur l’extrême gauche ou la vie à la campagne…

Vous interdisez-vous de juger vos personnages ?

Adopter la place d’un juge ou d’un moralisateur ne relève pas pour moi d’une démarche de cinéma. Mais je connais la force d’empathie du cinéma, qui est extrêmement troublante. Je l’ai constaté quand j’ai fait Roberto Succo (2001). J’avais exclu toute identification au personnage, qui est un assassin. Il n’était évoqué que par l’intermédiaire de témoignages. Il n’y a pas une scène qui se situe de son point de vue, on ne s’intéresse pas à ses motivations intimes. Mais, quand le film est sorti, j’ai bien vu, à ce qu’on m’en a dit, que le film créait de l’empathie envers Succo. En plus, comble de tout, on m’a dit que j’avais choisi un acteur qui me ressemblait… Dans Vie sauvage, en prenant le parti de suivre le père et les enfants et de délaisser un peu la mère, je crée mécaniquement de l’empathie vis-à-vis du père. Si j’étais resté avec la mère, j’aurais automatiquement condamné le père.

Par conséquent, ne craignez-vous pas que le film soit vu comme plaidant la cause des pères ?

Lors des avant-premières, les avis étaient partagés. Certains trouvaient que le film évoque bien la question des pères, défavorisés par la justice aux dépens des mères. D’autres estimaient au contraire que le film ne traduit pas le point de vue des pères. Personnellement, je pense que le film ne défend pas la cause des pères, en dépit de l’empathie pour le personnage interprété par Mathieu Kassovitz. Parce qu’à partir du moment où ses fils se rebellent contre lui, on se met aussi à souffrir avec eux. Et les quelques scènes avec la mère créent une empathie très forte envers elle – le talent de Céline Sallette y étant pour beaucoup. Cela dit, il est vrai qu’il existe un a priori favorable de la justice envers les mères, et que la justice a du retard vis-à-vis de la place que les hommes veulent prendre dans la famille. Ce qui peut s’expliquer historiquement : pendant longtemps les femmes ont été dominées dans le mariage et lors des séparations. Enfin, il y a un archaïsme profondément ancré dans la société française, même si ce point évolue : on pense que l’enfant a davantage besoin de sa mère que de son père.

Finalement les deux fils s’en sortent bien…

La solidarité des frères est ce qui me bouleverse le plus dans cette histoire. Le fait d’être deux les a beaucoup aidés. Ils ne se sont jamais désolidarisés l’un de l’autre. La plus belle histoire d’amour dans cette famille éclatée, c’est celle entre les deux frères.

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