Delphine Batho : « La seule chose à faire, c’est annuler Sivens »

Pour la députée PS Delphine Batho, ex-ministre de l’Écologie, le scandale du barrage tarnais découle de l’abandon par le gouvernement d’une politique de l’eau ambitieuse au profit d'intérêts privés.

Patrick Piro  • 13 novembre 2014 abonné·es
Delphine Batho : « La seule chose à faire, c’est annuler Sivens »
© Photo : AFP PHOTO / REMY GABALDA

Ce sont des décisions prises au cœur de l’État, à la suite de son limogeage, qui ont conduit à l’affaire de Sivens, révèle l’ancienne ministre. Si les travers du dossier et les dysfonctionnements de son instruction sont largement à mettre au compte de la pratique d’élus locaux, le feu vert pour ce type de barrage dévolu à l’irrigation a été donné par le gouvernement, qui a fait passer l’environnement au second plan au profit d’intérêts particuliers.

Dans l’affaire de Sivens, les autorités avaient été saisies depuis de longs mois par les associations écologistes. L’intérêt général a-t-il été traité par le mépris ?

Delphine Batho :  Les pouvoirs publics ont même été saisis très en amont : mon ministère avait été interpellé dès le printemps 2013 par le Collectif pour la sauvegarde de la zone humide du Testet ainsi que la Fondation Nicolas-Hulot. L’enquête publique sur le barrage de Sivens concluait à un avis favorable, mais sous réserve de l’avis du Conseil national de protection de la nature. Or celui-ci a été défavorable au projet. En juin 2013, j’ai donc refusé, au titre de la loi sur l’eau et de la protection des espèces, la demande de dérogation présentée par le préfet du Tarn pour prendre deux arrêtés autorisant le projet. Par ailleurs, dès octobre 2012, j’avais instauré un moratoire sur le financement public de telles retenues dites « de substitution », destinées à l’irrigation. Ma première décision de ministre de l’Écologie fut même de mettre à la poubelle deux projets de décrets préparés par Bruno Le Maire [ministre de l’Agriculture du gouvernement Fillon] qui supprimaient l’obligation d’enquête publique et d’étude d’impact environnemental pour ce type d’ouvrage. La gauche entendait mettre fin à la fuite en avant vers des projets de type Sivens, pour remettre à plat l’ensemble de la politique de l’eau. Cette ambition a été abandonnée après mon limogeage, en juillet 2013. Mon successeur a rapidement levé le moratoire, fortement contesté par la FNSEA, ouvrant la voie au financement du barrage de Sivens par l’Agence de l’eau Adour-Garonne. Et, dès les 2 et 3 octobre 2013, le préfet signait les deux arrêtés autorisant ce projet.

Ce dossier marque-t-il un virage dans la manière dont le gouvernement a considéré l’environnement ?

C’est flagrant pour la politique de l’eau, l’un des problèmes écologiques majeurs du pays, alors que la pollution aux pesticides touche plus de 90 % des cours d’eau et que de nombreux départements sont en déficit structurel, forcés de prendre des arrêtés de restriction des usages de l’eau parce que la ressource est exsangue. C’est le cas dans le quart sud-est de la France, et jusqu’en Poitou-Charentes, en raison notamment des grandes cultures irriguées.

Le barrage de Sivens restait cependant un projet modeste…

Peut-être, mais il illustre un revirement général. Rien que dans les Deux-Sèvres, plus d’une vingtaine de projets de retenues de substitution, suspendues par le moratoire sur le financement public, ressortent aujourd’hui des tiroirs, pour 63 millions d’euros d’investissements. Et de tels équipements ne peuvent pas voir le jour sans subventions publiques massives. Pour Sivens, elles couvrent 100 % des 8,5 millions d’euros du coût du projet. C’est une question politique : alors que le budget des Agences de l’eau a été rogné de 200 millions d’euros en 2014, et qu’il faut s’attendre à presque autant pour 2015, la priorité de la politique de l’eau ne doit pas être le financement de ces ouvrages.

Vous attaquez le modèle agricole…

L’agriculture a besoin d’eau, mais encore faut-il voir pour quel type de cultures et pour quels agriculteurs. L’eau d’hiver n’est pas une eau « en trop » : les milieux naturels en ont besoin pour recharger les nappes et les zones humides. D’ici à 2070, avec le changement climatique, le débit d’étiage des cours d’eau pourrait chuter de 60 %. La généralisation des retenues de substitution n’est pas la solution. Au lieu de lutter contre les pollutions diffuses et de mener la reconquête de la qualité des eaux, on conforte un modèle périmé au profit exclusif d’une catégorie d’usagers, sans attention pour des pratiques agricoles sobres comme l’agroforesterie ou l’irrigation au goutte-à-goutte. Nous avons changé d’époque, l’adaptation du modèle agricole est un véritable enjeu pour notre pays.

Manque-t-il en France de contre-pouvoirs sur la question de l’eau ?

L’eau est un bien commun. Je préparais un rééquilibrage de la gouvernance de l’eau en France, trop complexe et exagérément aux mains des acteurs économiques, alors que les représentants des consommateurs n’ont qu’une voix minoritaire. Et, contrairement à l’agriculture ou à l’industrie, les papillons et les arbres ne disposent pas de syndicats pour défendre leurs intérêts catégoriels. Qui parle pour eux ? Ce n’est pas l’État, mais d’abord les associations, dont le concours est très précieux, comme on l’a vu à Sivens.

Cette affaire révèle-t-elle un dysfonctionnement démocratique ?

L’exemple du permis minier Limonade, en Guyane, que je raconte dans mon livre [^2], en est une caricature. Il a été délivré à la société Rexma pour une exploitation aurifère dans des conditions scandaleuses, sur la base d’une étude d’impact environnemental reconnue comme étant un faux. Le problème tient à des procédures bureaucratiques qui se contentent d’exercices purement formels, sans veiller à la qualité des études environnementales. La qualité des documents et des débats publics n’est pas à la hauteur des enjeux dans un pays qui s’est doté d’une Charte de l’environnement, dans laquelle est énoncé le principe d’une participation des citoyens à toutes les étapes des projets touchant l’environnement. Et comment peut-on accepter, lors des études d’impact environnemental, que les documents soient établis par les propres maîtres d’ouvrage ? C’est une anomalie. Les conflits d’intérêts et les dossiers bidonnés devraient pouvoir être détectés en amont par les organes publics.

Le gouvernement travaille à un « choc de simplification » qui préoccupe les associations, redoutant qu’il facilite encore les dérogations à la protection de l’environnement…

À juste titre ! La vigilance est de mise. Certes, une modernisation administrative est indispensable, on voit des ouvrages déjà frappés de péremption quand ils entrent en service tant les procédures en ont ralenti la réalisation. Mais la simplification ne doit pas être une déréglementation.

Comprenez-vous que l’on en arrive à des actes de désobéissance civique ?

Les luttes peuvent être amenées à se radicaliser, à occuper des sites écologiques menacés, comme des parents d’élèves le font pour les écoles ou des ouvriers pour les usines. Mais ces mobilisations doivent impérativement rester pacifiques et festives. La violence n’est jamais justifiée, même quand la situation paraît bloquée. Elle marginalise les luttes et n’offre jamais de solution. Je refuse le raisonnement qui relativise le recours à la violence au titre que l’État exercerait une violence symbolique. Sur ce point, les mobilisations doivent s’obliger à une parfaite clarté idéologique et à écarter les casseurs. Les combats écologiques à Sivens et à Notre-Dame-des-Landes ne doivent pas être sous-traités à des groupes violents.

Ségolène Royal a choisi la recherche d’un compromis entre les parties pour résoudre la crise de Sivens. La voie de l’apaisement ?

Soyons clairs : il n’y a qu’une chose à faire, c’est prononcer l’annulation du projet. Puis travailler sur les alternatives pour trouver des solutions acceptables pour les agriculteurs qui ont besoin d’eau. Le ni-ni n’est pas une ligne. Laisser filer le temps alimente les crispations, comme c’est déjà visible, et la sortie de crise va encore se compliquer. L’argument des fonds engagés, avancé par certains, n’est qu’un artifice : les deux milliards d’euros engagés pour le projet de l’écotaxe – une loi votée à l’unanimité –, n’ont pas empêché le gouvernement d’en décider l’annulation.

[^2]: Insoumise , Grasset.

Écologie
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