House of Cards

Notre pathétique comédie du pouvoir est le signe d’un dépérissement de la politique.

Denis Sieffert  • 13 novembre 2014 abonné·es

Il manquait une version française de la terrifiante et géniale série américaine House of Cards qui met en scène les turpitudes de la vie politique à Washington. La voilà enfin avec cette affaire Fillon-Jouyet qui défraie la chronique depuis une semaine. Le scénario est encore perfectible, mais l’idée est là. Un ancien Premier ministre qui demande que ses adversaires politiques, désormais au pouvoir, fassent pression sur la Justice pour éliminer un rival de son propre camp, lequel se trouve être l’ancien président de la République lui-même impliqué dans un nombre considérable d’affaires politico-financières… Avouez que c’est un bon début ! Si l’on ajoute qu’au centre de l’intrigue figure un ancien ministre de droite devenu secrétaire général d’un Président dit de gauche, on a introduit une notion indispensable au succès de notre série : la consanguinité politique.

L’homme, « ami » de tout le monde , ne sait même plus où il est. Il peut aussi bien écouter avec bienveillance la requête de son hôte, lui indiquer la démarche à suivre, lui promettre la discrétion, puis s’en ouvrir à des journalistes en leur demandant de ne pas divulguer leur source, nier ensuite leur avoir révélé quoi que ce soit, avant, enfin, de faire publiquement l’aveu du contraire dans un mélange inextricable de naïveté et de cynisme. Cela peut se regarder comme un feuilleton « d’honnête facture », si l’on ose dire… Quant à en déceler le sens dans un pays qui compte cinq millions de chômeurs, et s’enfonce dans l’austérité, c’est une autre histoire. Sauf peut-être à constater une nouvelle fois que cette affaire a pour toile de fond l’élection présidentielle. Grande corruptrice qui vampirise notre vie politique et rend fou, jusqu’à inspirer les pires coups tordus. Mais, si on veut un instant quitter nos lunettes de téléspectateurs impatients de connaître la suite, et chausser celles du citoyen, on est obligés de s’interroger : qui pourrait dire ce qui sépare vraiment les hommes qui s’agitent ainsi devant nous ? Leur querelle a-t-elle le moindre contenu social ? Non, évidemment. En ce sens, c’est une histoire de notre temps. L’affaire Jouyet-Fillon-Sarkozy (ne l’oublions pas, celui-là !), c’est finalement la politique quand il n’y a plus de politique. Ou quand il n’y en a plus qu’une seule, ce qui revient au même. Et lorsque les rôles et les hommes sont interchangeables.

Curieusement, « l’affaire » rivalisait ces jours-ci dans l’actualité avec un événement d’une tout autre portée : les vingt-cinq ans de la chute du mur de Berlin. L’infiniment petit et l’infiniment grand ! Aucun rapport, me direz-vous. Peut-être tout de même qu’il existe un rapport. Assurément, notre pathétique comédie du pouvoir est le signe d’un dépérissement de la politique qui, peu ou prou, date de cet événement planétaire. Il n’est surtout pas question de jouer ici aux nostalgiques du « Mur ». Les bien-pensants devraient même songer à abattre d’autres murs. En Palestine, par exemple. Ou à la frontière entre le Mexique et les États-Unis. Et on ne peut manquer, en revoyant les images de ce 9 novembre 1989, d’être saisi de nouveau par l’émotion. Une émotion que nous avons évidemment éprouvée à l’époque avec encore beaucoup plus d’intensité, mais qui, il faut bien le reconnaître, côtoyait une bonne part d’illusion. Le monde allait-il s’en trouver meilleur ? Nous l’avons cru. Cela aurait pu être. Hormis pour les Berlinois de l’Est, cela n’a pas été. Le néolibéralisme s’est montré si avide et si empressé qu’il a imposé sa loi un peu partout dans le monde. Sous la forme la plus extrémiste, avec Thatcher en Grande-Bretagne qui était déjà à l’œuvre depuis une dizaine d’années. Ou, dans une expression plus technocratique et sophistiquée, avec l’Europe de Maastricht. Et puis, n’oublions pas que 1989, c’est aussi la répression de Tienanmen. La Chine de Deng Xiaoping combinait définitivement le pire des libéralismes avec la tradition autoritaire. Et les institutions financières, adeptes de la « thérapie de choc », allaient bientôt se ruer sur l’URSS, la dépouiller et l’humilier. Une violence économique et sociale qui nous revient aujourd’hui en boomerang avec la crise ukrainienne.

Ce que l’on n’a pas vu à l’époque et que, peut-être, on ne pouvait pas voir, c’est que le système soviétique allait emporter avec lui une culture sociale qu’il avait lui-même largement trahie, mais qui résistait. Ce sont des concepts et des mots qui allaient disparaître du langage commun et, plus grave encore, du vocabulaire sociologique et universitaire. Certes, la lutte des classes n’a évidemment jamais cessé d’exister, mais la nommer a longtemps été – et aujourd’hui encore – synonyme de relégation médiatique. Nous la nommons toujours ici avec persistance. Avec les mots, ce sont les contre-pouvoirs sociaux qui ont été affaiblis. Nous voilà peut-être aujourd’hui à cette époque où les choses renaissent sous une autre forme. Enrichies notamment de l’apport écologique. Mais le théâtre de la politique institutionnelle reste profondément marqué par cette dévastation culturelle. Le néolibéralisme y règne toujours en maître hégémonique. Les lieux de pouvoir se sont mis à ressembler à des conseils d’administration. Une collection de clones a envahi les palais de la République. Leurs querelles peuvent nous distraire comme une bonne série télévisée, mais elles ne nous concernent pas. Leurs constructions s’apparentent en effet à des châteaux de cartes. En anglais, House of Cards…

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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