Tony Allen : Batteur d’ombre et de lumière

Avec *Film of Life,* son dixième album solo, le pionnier de l’afrobeat Tony Allen poursuit son inlassable exploration.

Lorraine Soliman  • 13 novembre 2014 abonné·es
Tony Allen : Batteur d’ombre et de lumière
© **Concerts :** 19 novembre, Tourcoing (Grand Mix), 22 novembre, Bobigny (Canal 93), 3 décembre, Paris (Bouffes du Nord)… Photo : Bernard Benant

« Pour moi, un voyage au Nigeria est toujours un pèlerinage aux sources tant il est vrai que le Nigeria est notre Grèce noire », déclarait Léopold Sedar Senghor en 1966 à l’occasion de l’ouverture du premier festival mondial des Arts nègres de Dakar. Le Nigeria, berceau d’une civilisation dont l’humanité a tant de mal à reconnaître l’ampleur… Et c’était sans savoir ce qui était en train de se jouer dans les clubs de Lagos en cette fin des années 1960 : l’une des rencontres musicales les plus fertiles de l’histoire de la musique moderne. Quand le jeune et alors trompettiste Fela Ransome Kuti, de retour de Londres après des études au Trinity College of Music, décide de s’associer avec un jeune batteur autodidacte du nom de Tony Oladipo Allen, c’est non seulement un pays qui trouve sa voix mais un continent qui s’engage à secouer musicalement le monde.

Le highlife est à l’époque le genre le plus populaire en Afrique de l’Ouest. Dès 1963, avec son groupe Koola Lobitos, Fela Kuti ne peut s’empêcher de moderniser ce style né au Ghana au début du siècle de la rencontre des guitares portugaises, des fanfares militaires, des rythmes africains, des big bands américains et du calypso. Tony Allen est de la partie. Mais c’est après un séjour aux États-Unis en 1968 que le grand tournant s’opère. L’esprit des Black Panthers infuse son nationalisme révolutionnaire, Fela se radicalise, Allen développe un nouveau langage rythmique, Koola Lobitos devient Africa 70, l’afrobeat est prêt à naître. «  L’afrobeat est une combinaison de différents rythmes, le highlife, le jazz, les rythmes traditionnels yorubas  », résume Tony Allen, qui tient par ailleurs à préciser qu’il n’a jamais joué de percussions africaines. C’est la batterie, cet instrument porteur d’une modernité inouïe, qui l’attire d’emblée. Il passe ses nuits à observer les batteurs dans les clubs de Lagos et s’étonne du peu d’usage qui est fait des cymbales. Les batteurs de jazz américains lui fournissent une réponse déterminante. «   Quand j’ai écouté pour la première fois la musique d’Art Blakey, je me suis demandé s’il était seul derrière sa batterie ! Quand j’ai compris qu’il n’y avait que lui j’ai tout de suite choisi de m’engager dans cette voie », se souvient-il. « Toute la magie de l’instrument, c’est de pouvoir faire quelque chose de différent avec chaque membre   », précise-t-il. Et il faut bien le dire : Tony Allen est à l’afrobeat ce qu’Art Blakey ou Max Roach sont au bebop. Pourtant, sa carrière s’est faite longtemps dans l’ombre du Black President, dont il fut directeur artistique de 1968 à 1979. Fela, qui, lorsque son batteur tombait malade, refusait de le faire remplacer et préférait annuler le concert…

Constatant que son travail n’est pas reconnu à sa juste valeur, Tony Allen le quitte et s’installe à Paris en 1985. Il faut attendre la fin des années 1990 pour retrouver sa trace, et 2002 pour savourer de nouveau son génie orchestral avec Home Cooking, superbe fusion entre afrobeat et hip-hop londonien. À 74 ans, le « Sorcier de Lagos » est crédité sur plus d’une centaine d’albums, d’Ernest Ranglin à Rachid Taha en passant par Charlotte Gainsbourg et Zap Mama. Mais sa collaboration avec le chanteur britannique Damon Albarn (Blur, Gorillaz) est sans doute la plus marquante de ces dernières années. Film of Life scelle une complicité déjà éclatante sur les projets The Good, the Bad & the Queen (2007) et Rocket, Juice & the Moon (2012). Avec ce nouveau disque au casting exceptionnel (Adunni & Nefertiti, Sandra Nkaké, Kuku, Manu Dibango, The Jazzbastards), l’auditeur découvre un Tony Allen plus renouvelé que jamais. Outre le single « Go Back » où la signature brit-pop d’Albarn entraîne le batteur et son groove implacable sur un terrain de velours, il faut écouter « Tiger’s Skip », « Afro Kungfu Beat » ou « Ewa » pour prendre conscience de l’ampleur du projet. Sans chercher à faire de sa musique un combat politique, Tony Allen s’adresse au monde : ici aux naufragés de Lampedusa et à leurs nombreux homologues «   qui prennent tant de risques pour venir ici, se retrouvent à faire la manche dans le métro et n’ont pas les moyens de rentrer chez eux ». « Thank you to listen to my music », chante-t-il sur le titre d’ouverture de l’album, « Moving On ». Merci à vous, Tony Allen.

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