Austérité : la rupture sociale qui ne dit pas son nom

Associations et rapports officiels font le même constat : la précarité, la pauvreté et les inégalités s’accroissent. Une preuve accablante de l’inefficacité des mesures de réduction de la dette publique.

Thierry Brun  • 4 décembre 2014 abonné·es
Austérité : la rupture sociale qui ne dit pas son nom

«C’est la galère. Mon compagnon n’a jamais cessé de chercher un emploi, mais il ne s’est vu proposer que des petits jobs. Désormais, certains recruteurs lui balancent : “59 ans, trop vieux” », se lamente Béatrice, 46 ans. Elle et son compagnon vivent à Châtillon-sur-Indre, à moins de 50 kilomètres de Châteauroux. Saisonnière agricole, un CAP en poche, elle a connu les petits boulots avant d’arrêter de travailler pour s’occuper de ses trois enfants. La famille perçoit le revenu de solidarité active (RSA) et des allocations familiales, soit 934 euros. Mais le loyer est de 570 euros, la facture de gaz de 150, sans compter le téléphone, l’électricité, l’essence pour la voiture, vitale en zone rurale.

Il reste à Béatrice moins de 200 euros par mois pour nourrir cinq personnes. Sans l’aide du Secours populaire français, elle ne s’en sortirait pas. Pourtant, le conseil général de l’Indre vient de lui signifier que « le versement du RSA serait suspendu », parce qu’elle n’aurait « pas entrepris de démarches suffisantes pour trouver un emploi ». Béatrice a cette réaction angoissée : « Comment chercher un travail avec mon dernier qui a 4 ans, comment payer une nourrice alors que nous avons à peine 2 euros par jour et par personne pour vivre ? Je ne veux plus voter, qu’on nous laisse mourir [^2]   ! » Ce témoignage est révélateur du lourd tribut payé par les Français depuis la crise financière de 2008 et la mise en place de mesures d’austérité qui appauvrissent une grande partie de la population. « Cette année, la situation est encore plus difficile que les années précédentes. De plus, on est sans arrêt considérés comme des assistés », s’emporte Malika Zediri, militante de l’Association pour l’emploi, l’information et la solidarité des chômeurs et précaires (Apeis). « C’est une année noire, reprend un militant de la Maison des chômeurs de Nanterre et du Mouvement national des chômeurs et précaires (MNCP). Plus de 5 millions de chômeurs, dont plus de la moitié non indemnisés, cela fait beaucoup d’expulsions, de personnes en souffrance, de misère. » Les quatre associations de chômeurs (AC !, Apeis, CGT-chômeurs et MNCP) descendront dans la rue le 6 décembre pour dénoncer la précarisation du monde du travail (voir tribune p. 21).

Ancienne soudeuse dans une usine d’électronique, Chantal est aujourd’hui retraitée. Elle vit à Lille avec une pension de 740 euros par mois, bien en dessous du seuil de pauvreté : « Avec mes petits revenus, l’administration affirme que je dépasse de 20 euros le plafond de l’aide personnalisée au logement  [APL], et on m’a sucré 100 euros par mois. Diminuer ainsi les allocations logement, c’est grave et injuste ! » Après avoir payé son loyer de 320 euros, sa facture d’énergie de 110 euros et quelques dettes, il lui reste 150 euros de ressources disponibles, soit environ 5 euros par jour. Elle aussi se nourrit grâce à l’aide du Secours populaire. « On a distribué 122 millions de repas l’année dernière, la moitié provient du Fonds européen d’aide aux démunis, qui devait être supprimé ! », gronde Julien Lauprêtre, président du Secours populaire français, qui continue d’égrener des chiffres édifiants : « Nous avons aidé 2,6 millions de personnes, mais cela augmentera encore cette année. Ce sont essentiellement des familles monoparentales, des travailleurs pauvres, des personnes âgées et de plus en plus de jeunes. » Même son de cloche aux Restos du cœur, qui ont distribué 130 millions de repas l’année dernière.

Pour Malika Zediri, « la situation des chômeurs et des précaires se dégrade de mois en mois à cause du montant des loyers. Les expulsions locatives sont en hausse. En Île-de-France, le Samu social manque de places et fait tourner la misère. Les lieux d’accueil se détériorent, les problèmes de soins augmentent. On observe un effet d’entonnoir des difficultés sur des personnes qui n’en peuvent plus et menacent d’attenter à leur vie ». Le Secours catholique-Caritas France, qui a accueilli 1,5 million de personnes en 2013, s’inquiète lui aussi « du délitement du lien social dans un contexte sociétal qui se durcit. Les clivages et les corporatismes se cristallisent autour des plus fragiles, qui deviennent les boucs émissaires de la crise ». Désormais, « avoir un emploi ne garantit plus d’avoir un logement décent », constate la Fondation Abbé-Pierre dans son rapport annuel sur l’état du mal-logement en France. Un document qui comptabilise 3,5 millions de personnes non ou très mal logées et plus de 5 millions en situation de fragilité à court et moyen termes dans leur logement.

De son côté, l’ONG de solidarité internationale Oxfam met en accusation les plans européens d’austérité : « Ils ont décimé les mécanismes qui réduisent les inégalités et permettent une croissance équitable. Avec l’augmentation des inégalités et de la pauvreté, l’Europe doit faire face à une décennie perdue. » Et à une crise humanitaire d’ampleur en France, à laquelle les associations caritatives et quelques organismes officiels ont apporté une visibilité ces derniers mois en rendant publics études et rapports sur l’évolution croissante de la pauvreté et des inégalités, tous plus alarmistes les uns que les autres. « Si l’on croise les indicateurs de pauvreté monétaire et ceux de pauvreté en conditions de vie, on a à peu près 20 % de la population concernée par l’un de ces deux indicateurs et 5 % par les deux. C’est très large : quand on interroge les citoyens, être pauvre, c’est ne pas manger, ne pas pouvoir se soigner et ne pas avoir de logement », explique Jean-Luc Outin, économiste au Centre d’économie de la Sorbonne et membre de l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale (Onpes). Dans son rapport publié en juillet, « Les effets d’une crise économique de longue durée », l’Onpes relève que « les prestations sociales, sous et sans conditions de ressources, ont principalement servi d’amortisseurs à la crise. Néanmoins, avec la mise en place des politiques d’austérité budgétaire, les dépenses de protection sociale ont stagné en 2010 puis diminué en 2011, alors que la situation sociale ne s’est pas améliorée ».

L’Observatoire évoque les risques de rupture sociale : « L’effet des stabilisateurs automatiques sur la croissance, très marqué en 2009, s’essouffle puis devient négatif en fin de période. » Une analyse qui tranche avec les discours du gouvernement. En avril, lors du lancement du plan de réduction des dépenses publiques de 50 milliards d’euros d’ici à 2017, Manuel Valls a eu l’occasion de confirmer que les prestations sociales serviraient massivement de variable d’ajustement pour financer le pacte de responsabilité et de solidarité voulu par François Hollande. Et, en octobre, le Premier ministre a relancé le débat, explosif, sur le niveau et la durée des allocations-chômage. Lors des questions au gouvernement à l’Assemblée nationale, il a affirmé que « la question de l’efficacité et de l’équité » de l’assurance chômage est « un débat légitime », tout comme « les devoirs des chômeurs » et « l’incitation à la reprise la plus rapide d’une activité ». Depuis, le gouvernement a mis en place le gel de la quasi-totalité des allocations jusqu’en octobre 2015, qui normalement progressent chaque année en fonction de l’inflation. « De telles décisions vont pénaliser les plus défavorisés et accroître les inégalités, la précarisation et la pauvreté », ont dénoncé Force ouvrière et les autres organisations syndicales. « Les allocations familiales et les aides au logement sont pourtant les plus efficaces pour éviter que les personnes en difficulté ne tombent dans la pauvreté », proteste Jean-Luc Outin. Or, le taux de pauvreté des familles « est en constante augmentation depuis dix ans, tout particulièrement celui des familles monoparentales. L’augmentation de la présence de couples avec enfants dans les accueils du Secours catholique est le fait le plus marquant, signe d’une pauvreté désormais profondément ancrée dans notre pays », écrivent de leur côté Véronique Fayet, présidente du Secours catholique, et Bernard Thibaud, secrétaire général de l’association, dans leur rapport annuel intitulé : « Ces pauvretés que l’on ne voit plus ».

Illustration - Austérité : la rupture sociale qui ne dit pas son nom


Le décalage est grand entre la réalité sociale vécue par les Français et les assurances du gouvernement que ses plans d’austérité porteront leurs fruits. « Le coût social de ces politiques de réduction de la dette publique est très fort », s’inquiète Jean-Luc Outin. Ainsi, les statistiques rassemblées par l’Insee et l’Onpes donnent de la France l’image d’un pays miné par la souffrance sociale. « Lors de la remise de notre rapport à Ségolène Neuville, la secrétaire d’État chargée de la lutte contre l’exclusion, elle nous a dit que notre travail était très intéressant et qu’elle s’en inspirerait, reprend Jean-Luc Outin. Mais cela n’a pas empêché François Rebsamen, ministre du Travail, de faire du café du commerce sur le dos des chômeurs », jugeant nécessaire un contrôle accru de ceux-ci par Pôle emploi.

Les alertes et propositions des associations n’ont pas modifié d’un iota la politique budgétaire du gouvernement. Ainsi, le RSA et la prime pour l’emploi présentée par Manuel Valls seront remplacés en 2016 par un nouveau dispositif de « prime d’activité » à « budget constant », qui fera de nouveaux perdants. En envoyant son projet de budget pour 2015 à la Commission européenne, le gouvernement a promis de nouvelles réformes structurelles visant à réduire les cotisations sociales des entreprises, à réformer – encore ! – l’assurance chômage, à réduire l’augmentation des dépenses de santé et à s’assurer que les tarifs réglementés du gaz et de l’électricité pour les ménages ne constituent pas une entrave à la concurrence… Autant de mesures de compétitivité qui creuseront les inégalités et étendront une pauvreté qui « s’enracine », selon le baromètre Ipsos du Secours populaire. « Le sentiment de solidarité s’effrite, montrent les enquêtes du Crédoc. C’est très préoccupant, car cela stigmatise les personnes et les renvoie à leur responsabilité individuelle, alors que c’est une responsabilité collective. Or, la pauvreté est une expression ultime des inégalités. » Voilà qui donne la mesure de l’effondrement social en cours.

[^2]: Les témoignages de Béatrice et de Chantal sont extraits du livret du Secours populaire Leurs mots pour le dire, publié en septembre.

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