L’incroyable succès du Scrabble à l’école

Le jeu préféré des Français a des vertus pédagogiques que de nombreux enseignants utilisent avec bonheur.

Jean-François Demay  • 18 décembre 2014 abonné·es
L’incroyable succès du Scrabble à l’école
© Photo : Abad / Photononstop / AFP

Aix-les-Bains, 2 novembre. Coupe de Savoie. Soixante jeunes de tous les âges, penchés sur leur grille de Scrabble, se battent pour grappiller quelques points. Autour d’eux, des compétiteurs aguerris, des verbicrucistes, des champions des « Chiffres et des Lettres ». Si un vent de jeunesse souffle sur un jeu souvent associé aux cheveux blancs, c’est que la Fédération française de Scrabble (FFSc) mise depuis de nombreuses années sur son apprentissage à l’école. Grâce à une convention signée avec l’Éducation nationale, le Scrabble est de plus en plus populaire dans les établissements. Aujourd’hui, près de dix mille élèves se répartissent au sein de plus de quatre cents clubs. Particularité du Scrabble scolaire, les ateliers sont organisés selon la méthode du duplicate : les enfants ne jouent pas les uns contre les autres, mais chacun a des lettres disposées face visible. L’animateur utilise, lui, un tableau-grille. Les élèves jouent tous avec les mêmes lettres, ce qui donne plus de souplesse aux exercices. Aurélien Delaruelle est instituteur en Normandie, vice-champion du monde de Scrabble en 2002. Depuis quelques années, il se consacre à la promotion du jeu. Auteur de la brochure le Scrabble pour les jeunes, il s’est penché sur ses avantages pédagogiques. Pour lui, le jeu est utile « dans trois domaines : le français, les mathématiques et les compétences transversales » .

Pour l’apprentissage de l’orthographe, le jeu est un atout considérable. Car il permet de faire comprendre aux élèves la notion de paradigme et d’invariant dans la langue française. Les plus petits, grâce aux jetons et sans utiliser la grille, peuvent chercher le plus de mots possible et enrichissent leur vocabulaire. Jusqu’à ce qu’on leur fasse chercher le mot le plus long, en leur enseignant quelques techniques. Par exemple, avec le tirage CEEIIRRS, il n’est pas facile de trouver un mot de huit lettres. Mais si on précise à l’élève qu’il faut commencer par construire le suffixe IER et que l’on cherche un arbre fruitier, le mot CERISIER arrivera plus facilement. Et on peut dès lors imaginer toute une partie associant chaque fruit à son arbre (DATTIER, POMMIER, BANANIER…), permettant aux élèves de mieux maîtriser les notions de suffixe et de préfixe. Quant à la conjugaison, en utilisant les mêmes exercices, le Scrabble se révèle également très formateur. Associer une valeur à une lettre n’est pas chose évidente. Et compter les points d’un mot est difficile pour les enfants. En cause, le système de cases doubles et triples. C’est ainsi que le calcul mental est mis à contribution, les tables de multiplication et d’addition trouvent alors une utilisation pratique dans des exercices complexes. Plus tard, quand l’élève maîtrise les techniques pour compter les points, il développe la recherche sur la grille. Il apprend ainsi qu’un petit mot de deux lettres bien placé peut rapporter plus qu’un autre plus long mais mal placé. Pour Aurélien Delaruelle, cette recherche amène aussi à développer des facultés qui aident les élèves dans des exercices de géométrie. Enfin, le Scrabble encourage la concentration, la réflexion, la solidarité si on développe des épreuves en duo, et le respect des règles pour le côté civique. Ceux qui s’opposent à la pédagogie par le jeu (il y en a) sont souvent les mêmes qui s’inquiètent de la réforme des rythmes scolaires. Car, depuis la dernière rentrée, de nouvelles plages autorisent la mise en place d’activités ludiques. Parmi celles-ci, les jeux de l’esprit ont toute leur place. Mais, pour que le succès soit au rendez-vous, il faut que la personne qui dirige l’atelier (instituteur, professeur ou animateur) soit compétente. C’est dans ce but que la FFSc organise des formations pour que toute personne intéressée puisse intervenir. Pour Marie-Claude Derosne, elle-même formatrice et présidente de la Délégation nationale du Scrabble jeunes et scolaires, il s’agit d’un élément majeur de développement. Souvent, ce sont des enseignants habitués au Scrabble de compétition qui souhaitent apprendre à transmettre les techniques du jeu dans leur classe.

Même s’il n’y a pas de club dans une école, les enfants peuvent être initiés grâce à un concours organisé en milieu scolaire. Mis en place en 2003 dans deux régions, il touche aujourd’hui plus de 30 000 élèves. Il s’agit d’une feuille de jeu constituée de plusieurs exercices, ciblant les classes primaires (CE2-CM1-CM2). Ces feuilles permettent de sélectionner les enfants pour une finale locale, puis régionale et enfin nationale. Les plus habiles se confrontent alors dans une compétition adaptée à leur âge. Les plus accros peuvent ensuite se retrouver au sein d’un club en dehors des heures scolaires et même participer à des tournois, au championnat de France scolaire ou au Séjour des jeunes à Aix-les-Bains. C’est peut-être sur ce point que certains opposants au ludique à l’école font entendre leur voix, et ceux-ci peuvent venir des rangs de la gauche. En effet, à l’heure où la notation est de plus en plus remise en cause, est-il nécessaire d’encourager les enfants à plus de compétition, même si cela concerne un jeu intelligent ? Difficile d’émettre un avis tranché, car il faudrait dès lors remettre en cause l’idée même de sport et de résultat. Mais la réponse est peut-être ailleurs. Pour les organisateurs de l’épreuve d’Aix-les-Bains, il n’est pas question de faire des enfants de simples consommateurs du jeu. Tous participent à l’organisation des autres compétitions, devenant arbitres, ramasseurs de bulletins ou en charge des tableaux. Une émulation saine et participative, loin de la compétition pure.

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