Cartooning for Peace : Le crayon dans la plaie

Un livre brosse le portrait de dessinateurs de presse du monde entier, entre humour et résistance.

Ingrid Merckx  • 15 janvier 2015 abonné·es

Le 16 octobre 2006, à l’ONU, à New York, se tient un colloque intitulé « Désapprendre l’intolérance ». Un an après l’affaire des caricatures de Mahomet, douze grands dessinateurs de presse – chrétiens, juifs, musulmans, agnostiques et athées – fondent une association, Cartooning for Peace, pour réfléchir « à la responsabilité éditoriale des dessins de presse publiés ». Une conviction commune : « Là où des murs séparent, oppriment, il faut des dessinateurs pour les faire tomber. On n’a pas le droit de se parler ? Alors on dessinera ! » Immédiatement, cette idée que les dessins vont plus loin que les mots, et que les caricatures viennent « tester les démocraties », défiant les tabous et les pouvoirs. L’association se crée également sur l’idée que « les dessinateurs doivent continuer à être impertinents et dérangeants sans humilier inutilement les croyants ». Ce qui est une manière de poser la question des limites comme réflexion quotidienne à chaque dessinateur devant sa feuille, dans son journal, son pays, ce monde mondialisé. Comment chacun fait-il face aux murs qu’on lui oppose ? Comment manie-t-il l’humour dans le stress, voire la menace ?

**Le réalisateur d’origine roumaine ** Radu Mihaileanu est allé voir Plantu, dessinateur du Monde et fondateur de Cartooning for Peace, pour lui proposer de tirer le portrait de douze caricaturistes de l’association. Il en est né un film, Caricaturistes, fantassins de la démocratie, et un livre [^2]. « Ils n’ont pas forcément d’argent, ils sont très peu médiatisés, ils n’occupent pas les écrans des télés. Ils crèvent des injustices du monde, ils crèvent à force d’être agressés, menacés. Certains sont assassinés », explique le cinéaste en introduction. « En tant qu’observateur de son temps, le dessinateur croque avec humour et profondeur les réalités politiques, sociales et géopolitiques. Très souvent, il pointe là où ça fait mal – là où la liberté de la presse est en danger, là où les droits de l’homme sont bafoués, là où la censure instaure sa pensée », ajoute Plantu en préface.

Ces mots résonnent autrement depuis l’attentat contre Charlie Hebdo. Avant, la France semblait un des pays où la menace était la plus lointaine, même si Plantu glisse que les sujets religieux y sont « les plus scabreux ». « Je dessine non pas contre les croyants mais contre l’intolérance. Il ne faut pas que les fondamentalistes des trois religions commencent à menacer nos libertés. » Triste ironie : Bayard, l’éditeur catholique qui devait publier ce livre le 5 mai 2014, a finalement refusé un dessin « canular » de Plantu sur le pape et la pédophilie, réalisé, explique celui-ci, pour effrayer sa directrice de rédaction. Une blague qui lui a valu censure dans le « pays des libertés », comme il l’a justifié à l’occasion du Festival de Cannes, où le documentaire était présenté. L’ouvrage est finalement paru chez Actes Sud, et Bayard s’est défendu de censure en arguant que le dessin était insultant. Si les questions religieuses sont également sensibles dans leurs pays, les caricaturistes étrangers qui s’expriment dans cet ouvrage subissent principalement – quand elles ne viennent pas des narcotrafiquants ou des compagnies pétrolières – les menaces de pouvoirs d’État. Le chat représentant Ben Ali en Tunisie par Willis, l’ours figurant Gorbatchev par Zlatkovsky… En 2008, la censure a triomphé en Russie, explique ce dernier. Poutine autorise la critique littéraire mais pas la caricature, parce que « tout le monde comprend tout de suite ». Pour Zlatkovsky, sans humour ni satire, « n’importe quelle société devient inhumaine ». D’où un rôle qui se partage entre faire des blagues et montrer la maladie sociale. D’origine cubaine, Boligan s’attache à se rapprocher le plus possible de la « ligne rouge ». De la liste des tabous qu’on lui a présentée à son arrivée au Mexique, il a fait son programme de travail : la Vierge de Guadalupe, le Président, les militaires… Au Venezuela, Rayma s’est vu interdire de dessiner le président Chavez, qui s’est retrouvé représenté sous forme de banane affublée d’une couronne. « Partout, plus on est religieux, plus on se situe à droite », déclare à Jérusalem Kichka, juif laïc. Selon lui, un caricaturiste « n’est pas là pour caresser les gens dans le sens du poil, mais pas là pour les énerver sans arrêt non plus ». Pour dessiner Ahmadinejad ou Sharon, pas de moustache équivalente à Hitler. Le Palestinien Boukhari explique dessiner contre : le Mur, l’occupation israélienne, les gens du Hamas… Selon ses convictions et sans ligne rouge, mais comprenant que son journal « prenne en compte la situation politique du moment » .

À regarder ces 300 dessins, il apparaît que la lecture n’est pas si immédiate sans contextualisation. Au-delà même de la question de la responsabilité, régulièrement renvoyée à Charlie Hebdo. Les caricatures de Danziger aux États-Unis montrant la statue de la Liberté frappant d’une chaussure une table affichant la date 1776 est-elle intelligible si une légende ne rappelle pas qu’un journaliste irakien avait jeté deux chaussures sur le président Bush en pleine guerre d’Irak ? Au-delà encore de ce débat nécessaire, ce qui est douloureux, depuis le 7 janvier, c’est de se dire que des caricaturistes comme Slim ont fui en France les islamistes au pouvoir en Algérie et l’enfermement des opposants au Maroc. L’attentat contre Charlie a été meurtrier à mille titres.

[^2]: Caricaturistes, fantassins de la démocratie, Cartooning for Peace, représenté par Plantu, Actes Sud, 416 p., 22,90 euros.

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