« Charlie » ou la politique du rire

Charlie Hebdo, c’est trente-cinq années d’irrévérence et d’impertinence. C’est aussi un certain nombre de polémiques, du soutien à l’intervention militaire en Irak à la publication des caricatures de Mahomet.

Jean-Claude Renard  • 15 janvier 2015 abonné·es
« Charlie » ou la politique du rire

Né de la censure : tel est le paradoxe de Charlie Hebdo, héritier d’ Hara Kiri, fondé en 1960 et frappé d’interdiction dix ans plus tard. En tête de pont, un certain Georges Bernier, dit le professeur Choron, empruntant tout simplement son pseudo à la rue du IXe arrondissement parisien où est installé Hara Kiri, qu’il fonde avec un complice, François Cavanna. Le premier en est directeur de la publication, le second rédacteur en chef. Autour, bruissent quelques agités du bocal. Topor, Fred, Reiser, Wolinski, Cabu, Gébé…

La marche républicaine de dimanche a été l’occasion de rendre hommage à toutes les victimes des événements meurtriers qui ont eu lieu entre le 7 et 9 janvier. Ce sont 17 personnes qui sont tombées sous les balles des trois assassins, eux-mêmes tués par les forces de police. Frédéric Boisseau (42 ans), Franck Brinsolaro (49 ans), Jean Cabut, dit Cabu (76 ans), Elsa Cayat (54 ans), Stéphane Charbonnier, dit Charb (47 ans), Philippe Honoré, dit Honoré (73 ans), Bernard Maris (68 ans), Ahmed Merabet (40 ans), Mustapha Ourrad (60 ans), Michel Renaud (69 ans), Bernard Verhlac, dit Tignous (57 ans), et Georges Wolinski, dit Wolinski (80 ans), ont été abattus par les frères Kouachi au siège de Charlie Hebdo le 7 janvier. Le même jour, Clarissa Jean-Philippe (26 ans) a été tuée à Montrouge par Amedy Coulibaly, qui, le 9 janvier, a assassiné quatre des otages qu’il détenait dans un magasin casher à Vincennes : Philippe Braham (45 ans), Yohan Cohen (20 ans), Yoav Hattab (21 ans) et François-Michel Saada (63 ans).
Libertaire, « bête et méchant », le journal se veut irrévérencieux, insolent et impertinent. Un journal au ton satirique, tirant sur tout ce qui bouge, l’armée et la religion comme cibles de choix, le pouvoir et ses acolytes en cette période gaulliste, prude et conservatrice. Dès 1961, il est victime de la censure à la suite de dessins de Fred et Topor jugés « morbides ». Cinq ans plus tard, il est de nouveau interdit pendant huit mois. En 1969, le mensuel se complète d’un hebdomadaire. Puis tombe ce fameux titre, en novembre 1970, quand meurt le général de Gaulle : « Bal tragique à Colombey : 1 mort », mêlant la disparition du fondateur de la Ve République à l’incendie d’une discothèque qui, dix jours plus tôt, a coûté la vie à 146 personnes. Dans cette France qui pleure son général, ça ne plaît pas du tout. Ministre de l’Intérieur, Raymond Marcellin fait interdire Hara Kiri. Qu’à cela ne tienne, l’équipe trouve la parade et lance une semaine après un nouveau journal, dont le titre sonne comme un hommage ironique au général : Charlie Hebdo. L’état d’esprit est identique, et le lecteur y retrouve les mêmes signatures. Le mot d’ordre est inchangé : il s’agit de rire de tout. Sans jamais laisser indifférent, le journal est tour à tour hilarant, désopilant, injuste et violent. Tantôt gras et vulgaire, scabreux, tantôt grivois, avec une bonne dose de mauvaise foi (c’est le cas de le dire). L’hebdo se moque de l’embargo pétrolier, s’exclame « plus jamais ça ! » à la mort de Pompidou, se réjouit de celle de Franco, titre « Chirac, une bite à lunettes ». En 1974, le journal soutient la candidature de René Dumont à la présidentielle, avant d’appuyer celle de Coluche en 1981. Dans cette décennie pompidolienne et giscardienne, le journal se fait une place de choix dans le flot des publications, tire autour de 150 000 exemplaires, déclinant chaque semaine son lot de provocations, d’outrances et d’irrespect. Ce sont dix ans d’insouciance. Trop d’insouciance, sans doute : faute de moyens, le journal cesse de paraître en décembre 1981. On en est alors au numéro 580. La renaissance de Charlie Hebdo n’interviendra qu’une décennie plus tard, en juillet 1992.

Cette fois, épaulé par le chanteur Renaud, Gébé et Cabu, c’est Philippe Val qui prend les rênes du journal (lui comme Cabu étant issus de l’éphémère Grosse Bertha ). En couverture de ce numéro de reprise, les mots « Urba, chômage, hémophiles, Superphénix » dominent un Mitterrand se lamentant : « Et Charlie Hebdo qui revient ! » Au fil des pages, se croisent de nouveau Cavanna, Delfeil de Ton, Siné, Wolinski, Willem, et s’ajoutent Charb, Tignous, Luz, Honoré, Riss, Oncle Bernard (Bernard Maris)… Un homme n’est pas de l’aventure : le professeur Choron, soigneusement écarté, qui tentera brièvement et vainement de relancer son Hara Kiri. Si l’hebdo peut se targuer d’un tirage à 140 000 exemplaires, cette absence rend compte des tensions et des divergences au sein de l’équipe. Des divergences virant parfois en polémiques (dont certaines seront largement médiatisées), accompagnant, dans un maelström de courants et d’idées, un glissement progressif de la ligne éditoriale du journal, droitisée, moralisatrice, politiquement correcte, et un positionnement pro-américain et pro-israélien peu conforme à sa tradition. En 2003, après avoir été favorable à l’intervention de l’Otan au Kosovo en 1999, prônant une politique du tout-militaire, Philippe Val affiche ouvertement son soutien à l’intervention de George W. Bush en Irak. Non sans conséquences dans la rédaction, comme en témoigne Philippe Corcuff (à Mediapart), entré en 2001 au journal : « J’ai quitté Charlie en décembre 2004, du fait de divergences politiques avec Philippe Val, en particulier à cause de la place qu’il donnait à la diabolisation de l’islam dans le contexte de l’après-11 Septembre, via les textes de Fiammetta Venner et de Caroline Fourest, qu’il avait récemment introduites dans la rédaction. »

Année du référendum, 2005 est une autre période de tensions. Aujourd’hui coordinatrice des Médias libres, Éloïse Lebourg [^2], alors journaliste débutante à Charlie, se souvient : « Cavanna n’en démordait pas, il fallait voter contre l’Europe. Philippe Val, lui, était pour le oui. Chaque une dédiée au oui énervait tout le monde, comme en mai avec “Votez oui avec Dark Vador, sinon nous détruirons la Terre !” Le débat faisait marrer les dessinateurs. Très ancrés à gauche, Cabu, Siné ou Wolinski ne partageaient pas les opinions de la direction. Et ils se marraient de tout, comme d’eux-mêmes. » Disons-le net : ces dessinateurs n’auraient pas été contre une lecture critique de leur journal. Encore un moyen de rigoler, de fustiger, d’écraser le sérieux. 2006 fait aussi polémique quand le journal publie la série de caricatures de Mahomet tirée du journal danois Jyllands-Posten. Deux ans plus tard, en 2008, le licenciement de Siné crée une autre agitation. Le dessinateur ironise sur l’ascension de Jean Sarkozy et fait allusion aux fiançailles du fils du président de la République avec l’héritière, de confession juive, des fondateurs du groupe Darty et à sa possible conversion au judaïsme : « Ce petit ira loin. » Taxé d’antisémitisme, Siné est viré illico par Philippe Val. Siné gagnera son procès, après avoir lancé son propre hebdomadaire : Siné Hebdo, entraînant avec lui les signatures de Guy Bedos ou de Christophe Alévêque. Un an plus tard, Philippe Val quitte la rédaction pour prendre la direction de France Inter, sous la houlette de Jean-Luc Hees. Après son soutien à Nicolas Sarkozy ou sa présence à un colloque du Medef, en 2007, qui s’étonnera de cette nomination ? Riss prend le poste de directeur de la rédaction, et Charb, directeur de la publication, annonce qu’il veut « renouer avec ce qui nous ressemble : le goût de la satire » .

Dernière date clé : en novembre 2011, le journal titre « Charia Hebdo », avec Mahomet en rédacteur en chef, au moment de la victoire du parti islamiste Ennahdha en Tunisie. La nuit même de la parution, les bureaux du journal sont ravagés par un incendie criminel et son site est piraté. Charb est alors placé sous protection policière. Mais personne n’imagine le massacre à venir, une rédaction décimée. Comme on ignore ce que les victimes auraient pensé de ces hommages et déclarations solennelles, ni comment ils auraient réagi au glas sonné à Notre-Dame… Ultime paradoxe. Le 7 janvier, le journal pesait à peine 50 000 exemplaires. La suite appartient à ses rescapés, à ses survivants, avec ses torts et ses travers, sans doute, mais indispensable.

La marche républicaine de dimanche a été l’occasion de rendre hommage à toutes les victimes des événements meurtriers qui ont eu lieu entre le 7 et 9 janvier. Ce sont 17 personnes qui sont tombées sous les balles des trois assassins, eux-mêmes tués par les forces de police.

Frédéric Boisseau (42 ans), Franck Brinsolaro (49 ans), Jean Cabut, dit Cabu (76 ans), Elsa Cayat (54 ans), Stéphane Charbonnier, dit Charb (47 ans), Philippe Honoré, dit Honoré (73 ans), Bernard Maris (68 ans), Ahmed Merabet (40 ans), Mustapha Ourrad (60 ans), Michel Renaud (69 ans), Bernard Verhlac, dit Tignous (57 ans), et Georges Wolinski, dit Wolinski (80 ans), ont été abattus par les frères Kouachi au siège de Charlie Hebdo le 7 janvier.

Le même jour, Clarissa Jean-Philippe (26 ans) a été tuée à Montrouge par Amedy Coulibaly, qui, le 9 janvier, a assassiné quatre des otages qu’il détenait dans un magasin casher à Vincennes : Philippe Braham (45 ans), Yohan Cohen (20 ans), Yoav Hattab (21 ans) et François-Michel Saada (63 ans).

[^2]: Lire son témoignage sur Politis.fr.

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