La guerre civile syrienne déborde au Liban

Au pays du cèdre, l’afflux massif de réfugiés fuyant la Syrie réveille le souvenir douloureux de l’occupation par l’armée de Damas. Envoyée spéciale à Beyrouth, Gwenaëlle Lenoir.

Gwenaëlle Lenoir  • 8 janvier 2015 abonné·es
La guerre civile syrienne déborde au Liban
© Photo : Mahmoud Salih / Anadolu Agency / AFP

Hamza Hommos est fatigué. Derrière ses lunettes carrées, ses yeux s’embuent parfois. « L’hiver est là. Le matin, il fait froid, alors lui, là-haut, dans les montagnes, avec ses vêtements d’été… », murmure-t-il en désignant une photo piquée sur une bâche en plastique. Ce portrait, c’est celui de son fils, Waël, gendarme de 34 ans, père de deux fillettes et otage du Front al-Nosra depuis le 2 août dernier. Ce jour-là, à Ersal, à la frontière avec la Syrie, l’armée libanaise arrête à un barrage militaire Imad Joumaa, soupçonné d’être un membre important du Front al-Nosra, groupe armé syrien affilié à al-Qaïda. Ersal la Libanaise est une cité importante pour les rebelles syriens : depuis que l’armée de Bachar al-Assad, appuyée par le Hezbollah libanais, a repris les villes du massif du Qalamoun, début 2014, c’est là qu’ils se ravitaillent. Waël le gendarme racontait depuis des semaines à sa famille que les hommes d’al-Nosra et de l’État islamique circulaient en armes dans la ville. Ce 2 août, les deux groupes islamistes attaquent des postes de l’armée et de la police libanaise. Dix-neuf soldats libanais sont tués, et 35 enlevés. Les ravisseurs exigent la libération d’islamistes détenus dans la prison de Roumieh.

L’opinion fait bloc derrière l’armée nationale. Les rues de Beyrouth se couvrent d’affiches à sa gloire, une présentatrice de télévision apparaît à l’antenne en uniforme, une page Facebook de soutien aux forces armées est ouverte. Et le soufflé retombe. La page en question est inactive depuis le 9 août et compte moins de 10 000 « like ». Partisans et adversaires de concessions aux ravisseurs s’étripent au sein du gouvernement d’unité nationale, formé le 10 février 2014. Après la diffusion, fin août, d’une vidéo montrant la décapitation de deux otages par l’État islamique, les familles décident de faire le siège du gouvernement. Au sens propre : elles installent des tentes et les portraits de leurs proches au pied du Grand Sérail, les bureaux du Premier ministre, en plein cœur du Beyrouth politique. Attablé avec d’autres hommes, le téléphone posé sur la table, le visage chiffonné, Hamza Hommos raconte doucement le blocage, de temps à autre, de grandes artères de Beyrouth et les klaxons énervés des automobilistes. « Les gens ont leur vie », soupire-t-il. Le conflit syrien et les affrontements régionaux débordent sur le Liban. Heurts récurrents et meurtriers à Tripoli, la grande ville du Nord, entre pro et anti-Assad, voitures piégées dans les quartiers à majorité chiite et contre des mosquées sunnites : les fractures politico-confessionnelles anciennes se sont aggravées. À tel point que les différentes forces politiques sont incapables de se mettre d’accord sur le nom d’un président : la plus haute fonction du pays est vacante depuis le 25 mai 2014. Les partisans du 14 Mars, coalition de longue date opposée à Damas, rassemblant la majorité des sunnites et une partie des chrétiens avec le soutien des Druzes, accusent le Hezbollah d’avoir importé le conflit au Liban en s’engageant militairement aux côtés du régime de Bachar. Le Parti de Dieu, lui, se voit comme un rempart contre les extrémistes sunnites. Aujourd’hui, à Beyrouth, le sentiment le mieux partagé est que tout le monde, acteurs internes et régionaux, est d’accord pour préserver le Liban du tourbillon dévastateur qui secoue la région. « Les Libanais ont en mémoire la mauvaise expérience de la guerre civile, assure Simon Abiramia, député du parti du Courant patriotique libre de Michel Aoun, allié au parti de Hassan Nasrallah mais opposé à son engagement en Syrie. En outre, le Hezbollah ne veut pas de guerre au Liban, et sa puissance militaire, si elle désespère la rue sunnite, garantit qu’il n’y en aura pas. » « Je ne vois pas le conflit syrien déborder au Liban », renchérit Walid Joumblatt, le dirigeant druze, chef du Parti socialiste progressiste.

Donc, pas de redite de la guerre civile qui ensanglanta le pays de 1975 à 1990, mais des tensions. Et des boucs émissaires : les réfugiés syriens, majoritairement sunnites. À chaque événement lié à la guerre en Syrie, le sentiment xénophobe connaît un pic. Après les combats à Ersal de cet été, des Syriens ont été molestés, certains ont reçu des ultimatums par SMS leur intimant l’ordre de quitter leur quartier. « Oui, il y a une montée du racisme, mais il s’inscrit dans un contexte historique chargé, rappelle Marie-Noëlle Abi Yaghi, directrice de programmes du centre de recherche alternatif Lebanon Support. Il ne faut pas oublier l’occupation syrienne jusqu’en 2005, les interventions politiques répétées. C’est un lourd passif. Ajoutez le poids considérable que les réfugiés font peser sur l’économie libanaise, l’emploi, les loyers, les services sociaux quasiment inexistants, les infrastructures déjà saturées. » Les réfugiés sont aujourd’hui 1,2 million enregistrés ou en voie d’enregistrement. Leur nombre fait du Liban, avec ses 4,5 millions d’habitants, le pays au monde qui accueille le plus de réfugiés en proportion de sa population.

L’État n’a ni politique ni stratégie. Aussi les décisions sont-elles prises par les municipalités, parfois en contradiction avec la législation. Ainsi, une cinquantaine d’entre elles (sur un millier) ont mis en place des couvre-feux, avec l’aval du ministère de l’Intérieur. « C’est une simple mesure de précaution, minimise Yehia Daher, maire de Qaraoun, dans le sud de la plaine de la Bekaa. Ça ne concerne que les hommes seuls, entre 21 heures et 5 heures. » Le contrevenant s’expose à une amende de 10 euros et à l’expulsion de la ville à la troisième infraction. Les administrés de cet édile, ingénieur formé au Canada, ne craignent pas tant les cellules dormantes que les vols. « Sur les 11 000 habitants de Qaraoun, 6 000 vivent à l’étranger. Beaucoup de maisons ne sont occupées que pendant la saison estivale », justifie-t-il. Il a également interdit la circulation des deux-roues « après la prière du soir et jusqu’à l’aube ». Pas d’hostilité, pourtant, à Qaraoun. Les Syriens, ici comme partout dans la Bekaa, ne sont pas arrivés avec la répression de la révolution syrienne. Ils travaillaient depuis longtemps dans les champs comme saisonniers. Seulement, avec la guerre de l’autre côté des montagnes, ils ont fait venir leur famille. La plupart louent des chambres, des maisons pour les plus aisés. D’autres vivent sous des tentes fournies par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), mais la municipalité a limité leur nombre. « Nous ne voulons pas accueillir plus de 5 000 réfugiés, car nous avons des problèmes d’eau, d’électricité, de places dans les écoles », reprend Yehia Daher.

La hantise du conseil municipal : être débordé. Aussi chaque réfugié est-il recensé : son nom, son âge, son téléphone et les dons dont il bénéficie sont inscrits dans une base informatique. Celle-ci est gérée par l’organisation des Scouts islamiques, qui a également participé au projet que Yehia Daher fait fièrement visiter : 52 unités d’habitation en dur, accueillant autant de familles. Sur une colline à l’écart de la ville, accessible uniquement par un mauvais chemin, l’ensemble domine le lac Qaraoun. Financé par la fondation islamique al-Birr, il n’a rien coûté à la ville. Laquelle compte bien en tirer profit : le raccordement à l’eau permettra l’irrigation des champs, et les bâtiments, une fois les réfugiés rentrés en Syrie, reviendront aux Scouts islamiques, donc aux jeunes de la ville. « L’opération est fructueuse à plus d’un titre, explique le responsable d’une ONG travaillant à Qaraoun. D’une part, la municipalité profite de la manne financière internationale pour développer ses infrastructures. D’autre part, elle érige une barrière face au Hezbollah, majoritaire dans les villages chiites un peu plus au sud. » Qaraoun est sunnite à 90 % et chrétienne à 10 %. Au Liban, les considérations politico-confessionnelles ne sont jamais bien loin.

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