L’enfance, un animal sauvage

Avec Panthère, le très jeune, très doué et déjà très reconnu Brecht Evens a trouvé une sincérité belle comme son dessin. Un tournant pour lui, une merveille pour nous.

Marion Dumand  • 15 janvier 2015 abonné·es
L’enfance, un animal sauvage
Panthère , Brecht Evens, Actes Sud BD, 126 p., 23 euros. Exposition Brecht Evens, à la Galerie Martel, jusqu’au 31 janvier, 17, rue Martel, 75010 Paris.

Il n’y a pas même besoin d’ouvrir Panthère pour être happé. L’animal est là, sur la couverture, petits pois réguliers – rouge, vert, turquoise – sur des bandes de couleur – orange, rose, pistache – espacées de blanc, comme des muscles aquarelle au pinceau large. Sa tête et ses griffes sont celles d’un lion chinois, son corps entoure sans la toucher une petite fille assise par terre, peau bleue, robe rose à motif œil de paon. La panthère et l’enfant se regardent. Entre elles, ni sourire ni défiance. Elles sont là, ensemble, dans une chambre saturée de motifs, de couleurs, emplie de jouets en aplats mouchetés, d’objets quotidiens (trans)figurés en carreaux, spirales, géométrie magique.

Sacré Brecht Evens ! Une image, et il nous a au creux de son imaginaire, saisis, fascinés, comme la môme par le félin. On aurait dû le prévoir. Sa virtuosité est apparue en 2010 dans le monde de la bande dessinée, et son premier ouvrage, les Noceurs, a aussitôt été primé au Festival 2011 d’Angoulême. Un prix de l’Audace à 25 ans. Brecht Evens ne dessine ni bulles ni cases ; il met en place un code couleur évident, instinctif, entre les personnages et leurs mots, il les dépouille de tout décor avant de les replonger dans des pages-jungle, où les thèmes colorés, superposés, abolissent l’espace, perturbent la profondeur, flanquent le tournis de beauté. Chez lui, pas de crayonné, pas d’ébauche, il attaque direct au pinceau, dans les tons clairs, n’hésite pas à se détourner de ce premier trait, trouve le juste mouvement, sans ôter, après coup, la trace. En 2011, le second livre d’Evens, les Amateurs, continue de stupéfier. Un bémol, un seul : les histoires. L’analyse est fine, pourtant, qu’elle s’attache à une amitié incongrue entre un être effacé et l’idole fascinante du monde de la nuit (les Noceurs) ou aux perturbations qu’entraîne l’arrivée d’un artiste en résidence dans un petit village (les Amateurs). Le rythme nous tient, les situations amusent, hérissent, attendrissent. Mais il y a un manque, celui d’un sens ou d’une douleur, ce quelque chose qui éloigne le superficiel, le mondain, et que ne peuvent combler l’intelligence et le talent.

Panthère comble ce manque, totalement. Là, la foule cède la place à l’intime. Christine est une petite fille. Elle vit seule avec son père et Patchouli, vieux matou en fin de course, vieux matou mort. Seule dans sa chambre, dans son lit, Christine pleure Patchouli quand soudain, d’un tiroir, apparaît une immense panthère ! L’essentiel de Panthère est là, une danse-duo dans la page blanche, entre Christine et Panthère ; une Christine taquine, triste, inquiète, une Panthère câline, joueuse, protectrice parfois, inquiétante aussi, une Panthère dont l’apparence est métamorphose permanente. Car elle n’est pas un ami imaginaire, ou pas seulement. Elle est l’enfance et ses dangers, elle est la gardienne du tiroir, de ses mensonges et de ses monstres. Avec Panthère, dépecé de la carapace adulte, Brecht Evens a trouvé l’âme qui sied à son talent, celle des minots [^2], touchante, mouvante. Et, sous son pinceau, foudroyante de beauté.

[^2]: À découvrir aussi, le livre-CD les Cromosaures de l’espace, Wladimir Anselme, illustré par Brecht Evens, Actes Sud Junior, 56 p., 19,80 euros.

Littérature
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