Travaillés par l’emploi

Les Règles du jeu montre comment des jeunes doivent se plier aux codes d’un marché du travail sans travail.

Christophe Kantcheff  • 8 janvier 2015
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Travaillés par l’emploi
© **Les Règles du jeu** , Claudine Bories, Patrice Chagnard, 1 h 46. Photo : AGAT Films & cie./Les films du Parotier

Claudine Bories et Patrice Chagnard pratiquent le documentaire d’immersion dans des lieux institutionnels. Mais les institutions auxquelles ils s’intéressent n’ont pas la même légitimité que la justice ou l’université, par exemple. Par rapport à elles, ce sont des structures de fraîche date, adaptées aux nouvelles situations que la société rencontre. Dans les Arrivants, leur film précédent, il s’agissait d’aller voir ce qui se passait à la Coordination pour l’accueil des familles demandeuses d’asile, la Cafda. Dans les Règles du jeu, on découvre l’activité d’une société privée, Ingeus, missionnée par l’État pour aider les jeunes au chômage à trouver un emploi. Dans les deux cas, ces institutions ne sont pas décisionnaires mais agissent en soutien. Dans les Règles du jeu, les interlocuteurs d’Ingeus apprennent aux jeunes – qui, ici, sont issus des milieux populaires de Lille ou de sa banlieue – à intégrer les conventions de la recherche d’emploi.

On fait ainsi connaissance avec Kevin, prêt à prendre n’importe quel boulot dans le bâtiment ou la production industrielle. Avec Hamid, qui rêvait d’être footballeur. Avec Thierry, enthousiaste à l’idée d’être embauché par une marque connue. Et avec une étonnante Lolita, petite bonne femme volontaire et lapidaire, appliquée et sous tension. Le fait qu’il n’y ait pas de travail pour cette jeunesse peu ou pas qualifiée n’est pas ici un sujet qui prête à discussion. C’est précisément pour cette raison que chacun doit être « performant » dans sa présentation pour séduire un éventuel employeur. Comme le dit Kevin, pour qui l’exercice est une torture car il n’a pas les mots, il s’agit de « se vendre » au mieux. Pour donner le change, il faut se contrôler, se réformer, ruser avec ce que l’on est. Ingeus est une école des codes sociaux. Les jeunes sont bruts de décoffrage, Ingeus est là pour les affiner. Lolita doit sourire et enlever ses piercings, Kevin faire étalage de ses qualités, Hamid oublier ses principes égalitaires. On ne leur demande pas de mentir, mais de présenter les choses de façon positive. Leurs défauts doivent apparaître comme des qualités, ou disparaître.

Bref, il faut jouer le jeu. La partie, parfois, prend des allures de mauvaise farce. Comme cette séance de speed dating avec des employeurs, où les jeunes sont poussés à en rencontrer autant qu’il leur est possible dans un temps compté. C’est le marché aux bestiaux. Et aux boniments. Ainsi racole le représentant des magasins Lidl : « Nous recherchons des gens dynamiques, motivés, passionnés par le commerce, qui ont envie d’action, pour des postes de caissiers » … Cette séquence frise la satire, mais involontairement. Claudine Bories et Patrice Chagnard ne mettent pas en cause le rôle d’Ingeus. Simplement, ils n’oublient pas de filmer quelques symboles : le bâtiment où se trouvent les bureaux de la société apparaît comme une tour isolée dans un paysage désindustrialisé ; un plan montre Lolita affalée, endormie sur une table, tandis que derrière elle une affiche déclare : « Votre avenir nous mobilise » … Les cinéastes n’ont pas davantage gommé la complexité des situations. Si Kevin est très motivé, il écarte l’idée de devoir prendre un bus aux aurores pour rejoindre son lieu de travail. Thierry, après l’émerveillement d’avoir décroché un CDD de six mois, se désillusionne en découvrant les heures supplémentaires obligatoires et le salaire dérisoire. Les documentaristes ont aussi gardé au montage un témoignage au téléphone d’un employeur qui se plaint que les jeunes abandonnent pour la plupart leur poste rapidement.

Mais une autre donnée transparaît, dans les Règles du jeu. Sans que l’on n’en sache jamais rien, les perturbations du climat familial interfèrent de manière évidente dans le parcours social de ces jeunes. La mère de Kevin l’appelle sans cesse. Hamid, qui était bien lancé au club de foot des Girondins de Bordeaux, a dû arrêter à cause de troubles dans sa famille. Quant à Lolita, elle lâche, à un moment, que sa vie est « pourrite » (sic) et qu’ « il est trop tard. C’est déjà foutu ». « C’est entre moi, mon père et ma mère », ajoute-t-elle, fermant là toute éventuelle question. Quelles sont les règles du jeu pour une jeunesse sacrifiée ?

Cinéma
Temps de lecture : 4 minutes
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