L’amour sans rétention

Dans les Irréguliers, Patrick Autréaux fait de l’étranger une figure de délivrance. Splendide.

Christophe Kantcheff  • 5 février 2015 abonné·es

L es Irréguliers n’est pas un roman qui se livre d’emblée. Il commence par des questions. « Le lendemain, Virgilio était revenu, et le jour d’après encore, poursuivait Ivan, chaque fois jusqu’au dernier métro. Pourquoi ne pas croire qu’une histoire débutait ? Pourquoi douter d’une route qui mène à ce qu’on ignore ? » On suggérera au lecteur de ne pas hésiter à entrer dans ce roman de Patrick Autréaux, même s’il ne sait pas où il l’entraîne. Peut-être vers une histoire d’amour. Ivan, qui habite à Paris, a rencontré Virgilio, un jeune Péruvien. Ils sont tombés amoureux. Mais rapidement survient un coup de théâtre. Arrêté, Virgilio se retrouve dans un centre de rétention car il est sans papiers. Ivan est alerté par son ami et prend sur le champ le chemin de Vincennes, où Virgilio est retenu. Les Irréguliers ne se transforme pas pour autant en fresque sociale. Ou, plus exactement, il ne prend pas cette unique direction. Le choix de ne pas avoir fait d’Ivan le narrateur, celui-ci se confiant tout au long du roman à des oreilles amies, évite, par ailleurs, le récit purement introspectif. Histoire d’amour, chronique sociale, tableau psychologique, drame familial… C’est impressionnant à quel point ce roman, en quelque 120 pages, n’exclut aucune dimension du réel, qu’il s’agisse de la réalité extérieure comme des états de l’âme. Il y a aussi l’écriture de Patrick Autréaux, qui ne se borne pas au naturalisme attendu mais se déploie sur des registres aux couleurs subtiles, entre chien et loup, cris et chuchotements. Comme ici : « Les nuits sont parfois comme les poèmes obscurs. On y devine, malgré leur hermétisme, une cohérence indistincte. » Ou là : « La nécessité d’agir fait palper la réalité matérielle, aussi intensément que l’amour. »

C’est peut-être pour cette raison que, dans un premier temps, les pistes semblent incertaines, énigmatiques. Même si, très vite, on comprend que ce qui se passe bouleverse Ivan au plus intime : « Il lui faut échapper à la grisaille intérieure dans laquelle il vient de s’enfoncer en apprenant cette arrestation et que la rencontre du jeune homme avait ensoleillée, grisaille qui le met à distance de tout depuis des années, depuis la mort de son frère, depuis celle de sa mère même, depuis bien avant, qui le prive de toute autre vie possible. » Le roman procède à la façon d’une radiographie qui mettrait au jour toutes les répercussions d’un fait, l’arrestation de Virgilio. Celle-ci ouvre une faille à l’intérieur d’Ivan, c’est-à-dire tout un monde qu’il gardait jusqu’ici dans l’ombre. Petit à petit, il prend la mesure de ce qu’il peut perdre avec l’éloignement de Virgilio : par exemple, la possibilité de comprendre la liaison qui existait entre sa mère et son frère aîné, Gilles, plus exactement son demi-frère, qu’il avait jusqu’ici vue comme une honte, un traumatisme. Il s’est aussi défait de ses ressentiments vis-à-vis de ce frère qui fut d’abord un modèle, médecin exemplaire, mort pour avoir voulu sauver un homme en perdition – acte d’altruisme payé au prix fort, dont Ivan fut incapable quand l’occasion s’est à son tour présentée à lui, ce qui le hante.

On l’aura compris : les Irréguliers est d’abord le récit d’une réconciliation. Celle d’Ivan avec son frère, avec sa mère, avec lui-même. Mais cet ensoleillement, cette lumière qu’a fait entrer en lui ce nouvel amour, est déjà menacé. Et face au centre de rétention de Vincennes, où on le fait attendre, il retrouve les colères de sa mère, une immigrée juive d’Odessa, qui ne se trouvait bien qu’en compagnie de « personnes déplacées ». Simultanément, à mesure qu’Ivan témoigne de ce qui s’est éclairé en lui, l’une des pistes sur lesquelles est engagé le roman se précise. Ainsi, Ivan cherche à recomposer le récit de sa mère à propos de son passage en Espagne avec ses parents, pendant l’Occupation, qui leur a évité les camps et la déportation. Ivan y parviendra, grâce là encore à Virgilio et à sa langue, l’espagnol, qu’Ivan avait bannie alors qu’enfant elle lui était familière. Mais, dès lors, le lien établi devient fort entre les camps et le centre de rétention, devant lequel « il s’était senti en marge du temps présent, où s’activait une des discrètes roueries qui épurent le monde contemporain, si fringant, si discoureur, si propre ». Attention, donc, à ce roman de grande classe et de toute beauté dont la charge explosive se révèle peu à peu. Et dont la philosophie, portée ici par Ivan, touche au plus profond de nous : « Il pense que l’étranger est celui qui nous fait nous découvrir malgré nous, que c’est peut-être pour cela qu’on le désire ou qu’on le persécute. Que l’étranger est notre guide, même si c’est souvent à son insu. »

Littérature
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