Le nouveau scandale de l’amiante

Dans le parc public comme privé, il resterait des millions de tonnes de matériaux toxiques. Si le gouvernement ne fait rien, on prépare une génération de victimes, alertent les associations.

Thierry Brun  • 30 avril 2015 abonné·es
Le nouveau scandale de l’amiante
© Photo : AFP PHOTO / FABRICE COFFRINI

José Faucheux, artisan couvreur dans l’Aisne, le dit sans détour : «  Nous sommes souvent confrontés au problème du désamiantage et exposés en permanence avec nos gars, qu’on soit couvreur, plombier ou électricien. On sait que l’amiante, c’est dangereux. Mais, si on applique la loi à la lettre, on perd nos clients. Par contre, on se fiche du particulier qui enlève lui-même la tôle ou son joint de chaudière amiantés. » Le président de la Confédération de l’artisanat et des petites entreprises du bâtiment (Capeb) dans l’Aisne et la Picardie raconte que dans la Thiérache, au nord de son département, « 80 % des toitures sont en ardoises synthétiques amiante-ciment. La plupart du temps, le client nous dit : “Ne vous inquiétez pas, on va les enlever nous-mêmes”, parce que cela lui coûtera moins cher. En milieu rural et agricole, combien de fois on nous dit que le toit sera ouvert, avant même qu’on ait préparé le devis ! » .

José Faucheux juge la réglementation imparfaite ou trop lourde pour les artisans, et en révèle quelques failles. Par exemple, il n’y a pas d’obligation de recherche d’amiante en cas de rénovation et de démolition d’un bâtiment. Et, pour désamianter, « il faut une certification, acheter du matériel comme des douches de décontamination et des combinaisons. L’ensemble du protocole coûte de 50 000 à 60 000 euros. Ce n’est pas tenable pour une entreprise artisanale, avec deux personnes, qui fait 300 000 euros de chiffre d’affaires annuel, surtout en période de crise pour nous et pour nos clients ». Directrice de recherche honoraire à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et présidente de Ban Asbestos France, une association de défense des victimes de l’amiante, Annie Thébaud-Mony a du mal à contenir sa colère quand elle voit « des gens qui descendent leurs plaques de fibrociment avec des gamins qui jouent à proximité ». Elle relève une autre faille de la réglementation : « Où sont les décharges spécialisées pour que les particuliers et les entreprises puissent mettre les matériaux à base d’amiante dans un endroit sécurisé ? » La réponse d’Alain Bobbio, de l’Association nationale de défense des victimes de l’amiante (Andeva), est édifiante : « Essayez de savoir quelles déchetteries prennent l’amiante… C’est un casse-tête ! Aussi, il existe une dynamique de dépôts sauvages dans l’ensemble des régions de France. » Des comportements qui induisent des risques d’expositions méconnus de la population, car il n’est pas rare de « croiser des gravats douteux lors d’une balade en forêt », témoigne José Faucheux.

Ainsi, dans l’Hérault, un gérant d’entreprise a été interpellé le 7 avril par la gendarmerie de Castelnau-le-Lez après la découverte de quatre dépôts sauvages de quelque 25 tonnes d’amiante. Le 23 mars, un premier dépôt de 20 tonnes avait été découvert au pied du château d’eau, toujours à Castelnau-le-Lez, à proximité d’une zone pavillonnaire, fortement exposée à un risque sanitaire de grande ampleur. Les enquêteurs ont certes retrouvé l’entreprise spécialisée chargée de traiter un stock de plusieurs tonnes d’amiante et de tôles, mais le mal est fait et le gérant est en liberté. Ce cas est l’un des symptômes d’une catastrophe qui se dessine, estime Aline Archimbaud, présidente du comité de suivi sur l’amiante au Sénat. La sénatrice EELV et deux de ses collègues l’ont rappelé le 13 avril, à l’occasion d’un colloque au palais du Luxembourg, à Paris, réunissant associations de victimes, collectifs de riverains, médecins et experts, artisans et chefs d’entreprise. Aline Archimbaud y a lancé un nouvel appel au gouvernement sur l’urgence d’une stratégie nationale pluriannuelle du désamiantage.

« Tous les bâtiments d’avant 1997, publics ou privés, sont susceptibles de contenir de l’amiante. Si on ne fait rien, nous serons face à un nouveau drame sanitaire majeur dans les prochaines décennies », prévient la sénatrice, qui promet de nouvelles propositions dans les prochaines semaines. Elles compléteront celles publiées en juillet 2014 dans un rapport d’information du comité de suivi qui tirait déjà le signal d’alarme. Mais, présenté à Matignon à la fin de l’année dernière, le rapport n’a pas reçu un accueil à la hauteur de cet enjeu de santé publique : « Nous n’avons pas eu de réponse », s’indigne Aline Archimbaud. Or, « si rien n’est fait, nous préparons une génération de victimes dans trente ans », assure Alain Bobbio. Pour donner une idée de l’importance des risques d’exposition, les associations s’appuient sur une estimation de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe), publiée en 1998 et jamais actualisée. Il resterait en France environ 200 000 tonnes d’amiante « non liée », utilisée pour le flocage et le calorifugeage des bâtiments. S’y ajoutent quelque 24 millions de tonnes d’amiante-ciment (fibrociment), un autre matériau très dangereux, disséminé dans les maisons, les écoles, les immeubles, les hôpitaux et les équipements les plus divers. Là où personne ne soupçonne la présence de fibres toxiques.

Le comité de suivi sur l’amiante a ainsi relevé que la réglementation est « très protectrice des travailleurs », mais qu’elle est « complexe, instable et insuffisante » pour protéger la population. « Globalement, le ministère du Travail s’abrite derrière le fait que le désamiantage est réalisé par des entreprises certifiées. Pour moi, c’est mieux que rien, mais c’est un chèque en blanc, réagit Annie Thébaud-Mony. Pour la scientifique, l’expérience de quinze ans de désamiantage « montre que les entreprises ne prennent pas suffisamment de précautions. Une étude menée sur 200 chantiers de désamiantage indique que 75 % d’entre elles n’étaient pas aux normes, en particulier pour la protection des voies respiratoires des travailleurs ». Et d’autres études ont révélé que, même avec « les meilleurs équipements, les travailleurs respirent encore des fibres d’amiante sur les chantiers ». Surtout, la présidente de Ban Asbestos France pointe la loi Macron, qui limite les moyens de contrôle des inspections du travail : « Le gouvernement ne va pas vers un renforcement des sanctions en cas de procès-verbal de l’inspection du travail. Il privilégie la négociation entre l’inspecteur et l’employeur, pour des sanctions administratives plus faibles que celles qui existent. C’est très grave, parce que l’amiante est un risque mortel pour les salariés. » Comme les sénateurs du comité de suivi, l’Andeva défend l’idée « d’un plan pluriannuel d’éradication de l’amiante, avec des priorités définies qui doivent être sociales. Par exemple, les bâtiments recevant du public, et en particulier les écoles, où l’on a un problème de dalles et de murs amiantés dans lesquels on plante des punaises », explique Alain Bobbio. De son côté, Claude Got, professeur honoraire de médecine, auteur en 1998 d’un rapport sur la gestion du risque et des problèmes de santé publique posés par l’amiante, réclame depuis de nombreuses années aux ministères de la Santé et du Travail que des diagnostics techniques amiante (DTA) soient enregistrés au cadastre, un registre qui devait être mis en place en 1998…

Les associations de défense des victimes de l’amiante souhaitent que ces DTA soient obligatoires, du fait que l’exposition peut être professionnelle ou domestique (lors des activités de bricolage par exemple). « La première urgence est de connaître la situation pour agir. Or, on n’a pas d’enregistrement des DTA pour les écoles, les bâtiments publics, et encore moins pour l’ensemble du secteur privé », insiste Annie Thébaud-Mony. Elle vise aussi le lobby immobilier, accusé d’être responsable du retard dans la mise en place de ce registre : « Il met une pression extraordinaire sur les ministères parce qu’il ne veut pas qu’on sache à l’avance où il y a de l’amiante avant des transactions immobilières. » La scientifique rappelle également que les moyens du désamiantage peuvent être trouvés dans la création d’un « fonds, français ou européen, alimenté par les producteurs et les transformateurs d’amiante, comme Eternit, Saint-Gobain, etc. C’est-à-dire par ceux qui font des profits considérables. Ce fonds serait destiné à soutenir les opérations de désamiantage au niveau des collectivités territoriales, en particulier les mairies, qui font face au problème de l’organisation de la filière de désamiantage avec les décharges spécialisées, voire les particuliers, pour lesquels le problème est quasiment insoluble ». Enfin, les associations dénoncent le laxisme du gouvernement. « On sait qu’il manque un outil de connaissance des lieux amiantés. Mais, pour ne pas avoir à agir, on se donne les moyens de ne pas connaître », s’offusque Annie Thébaud-Mony. La crainte est que le gouvernement ne se complaise dans cette situation et laisse la population dans l’ignorance des risques encourus.

Société Santé
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