Revenants de guerre

Les visions d’Ernst Toller et d’Ödön von Horváth : deux pièces sur l’après 1914-1918.

Gilles Costaz  • 16 avril 2015 abonné·es
Revenants de guerre
© **Hinkemann** , théâtre de la Colline, Paris XXe, 01 44 62 52 52. Jusqu’au 19 avril. Adaptation de Christine Letailleur à L’Avant-Scène Théâtre. **Don Juan revient de guerre** , Athénée, Paris IXe, 01 53 05 19 19. Jusqu’au 18 avril. Texte français d’Hélène Mauler et René Zahnd, L’Arche Éditeur. Photo : Inkeman / Elizabeth Carechio

Le hasard de l’actualité permet que soient représentées en même temps deux pièces allemandes écrites après la Première Guerre mondiale. L’une, Hinkemann, d’Ernst Toller, est à la Colline. L’autre, Don Juan revient de guerre, d’Ödön von Horváth, est à l’Athénée. La première, qu’a traduite et mise en scène Christine Letailleur, est une vraie révélation et un cri tout à fait bouleversant. Elle date de 1923, et l’auteur de Hop là, nous vivons ! y a mis toute sa fureur et beaucoup de ses déchirures. La guerre, Toller l’a faite ; il en a perdu la fierté et même la sensation d’être allemand. Il a été longtemps emprisonné pour ses idées anti-nationalistes (mal-aimé, il se donnera la mort en 1939). Son héros, Hinkemann, a été plus gravement blessé que lui-même. Il a reçu un éclat d’obus sur le sexe et il est devenu impuissant. Comment vivre sans ce qui est considéré comme l’apanage de la virilité, par les hommes comme par les femmes ? Hinkemann est devenu une attraction foraine : sous les projecteurs, il découpe des rats avec les dents, lui qui n’aime que le respect de la vie humaine et animale. Christine Letailleur a composé un spectacle très esthétique dont chaque scène se découpe dans l’obscurité et s’inscrit dans des cadres d’échelles différentes. C’est extrêmement travaillé, presque trop. Stanislas Nordey incarne le malheureux Hinkemann. On aime sa forte présence car c’est un acteur athlétique, à la belle diction musicale. Cependant on l’aurait souhaité plus brisé, d’autant plus que les répliques expriment souvent la pensée de l’auteur. Les dire avec cette force accuse l’aspect théorique de certains passages. Mais la soirée frappe juste, comme ce texte dévoré par un cataclysme intériorisé.

Don Juan revient de guerre n’a pas cette puissance. Horváth était trop jeune pour être enrôlé dans la guerre, et il écrit son texte plus tard, en 1935. Il n’en montre pas moins combien les hommes qui survivent sont blessés à jamais par des années de souffrance. Voilà donc un Don Juan qui en a réchappé et qui, à peine rentré, plaît à toutes les femmes qu’il rencontre, tendrons qui aiment la fête, veuves mûres qui ne tiennent pas à partager leurs filles avec lui. Horváth se cale parfois sur le schéma de la pièce de Molière (Don Juan donne de l’argent pour une cause qui n’est pas la sienne) mais brosse surtout le tableau d’une après-guerre qui tente d’être joyeuse et l’est d’une façon désolante. Il analyse le phénomène du séducteur, à sa façon – qui n’est pas très convaincante : le personnage accumule les conquêtes pour se consoler d’un amour impossible (une jeune femme qui ne répondait pas à ses lettres pendant la guerre et qui est morte). De fait, la pièce paraît un peu légère, surtout en regard de celle de Toller. Mais elle a son intérêt historique et un charme romanesque. Elle est très bien mise en scène par Jacques Osinski, qui a su résoudre les difficultés d’un texte fait d’une série de scènes courtes situées dans des lieux différents. Les acteurs, Noémie Develay-Ressiguier, Jean-Claude Frissung, Agathe Le Bourdonnec, Caroline Chaniolleau, Alice Le Strat, Delphine Hecquet, jouent chacun plusieurs rôles et changent de personnage habilement. Alexandre Steiger compose un Don Juan énigmatique et touchant. Tout est guerre, même la paix, nous dit Horváth.

Théâtre
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