Thierry Coville : « Obama veut réintégrer l’Iran dans le jeu diplomatique »

Pour le chercheur Thierry Coville, l’accord-cadre sur le dossier du nucléaire est un succès pour les présidents américain et iranien.

Julia Gualtieri  • 9 avril 2015 abonné·es
Thierry Coville : « Obama veut réintégrer l’Iran dans le jeu diplomatique »
© **Thierry Coville** Chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris). Auteur de *l’Iran, la révolution invisible* (La Découverte, 2007). Photo : AFP PHOTO / ISNA / BORNA GHASEMI

Au lendemain de l’accord-cadre du 2 avril sur le nucléaire iranien entre le groupe P5+1 (États-Unis, Chine, Russie, France, Grande-Bretagne, Allemagne) et l’Iran, Thierry Coville, spécialiste du Moyen-Orient, analyse les conséquences géopolitiques de cette négociation et ses effets sur la société iranienne.

Quelle portée a, selon vous, l’accord intervenu sur le difficile dossier du nucléaire iranien ?

Thierry Coville : Des concessions ont été faites des deux côtés et l’on voit enfin l’issue des négociations commencées en novembre 2013. De nombreux acteurs parlent d’un accord historique et ils ont raison, même s’il reste encore trois mois de négociations pour finaliser les détails. Emmené par un président modéré, Hassan Rohani, l’Iran a choisi la voie de la sagesse, et c’est tant mieux.

Quel peut-être l’impact géopolitique de cet accord dans la région ?

Après 18 mois de négociations, le groupe P5+1 (États-Unis, Russie, Chine, Grande-Bretagne, France et Allemagne) et l’Iran sont finalement parvenus, le 2 avril, à un préaccord visant à limiter le programme nucléaire iranien à un usage civil.

En voici les principaux paramètres :

• Les stocks d’uranium iraniens seront réduits de 98 % et ne pourront être enrichis au-delà du seuil de 3,67 % pendant 15 ans.

• 6 000 centrifugeuses sont maintenues en activité contre 10 000 actuellement, et seulement 5 000 seront autorisées à produire de l’uranium enrichi.

• Le site souterrain de Fordo (nord-ouest) abandonnera l’enrichissement d’uranium pendant au moins 15 ans, mais poursuivra un programme à des fins médicales.

• Le réacteur à eau lourde d’Arak sera modifié pour ne plus produire de plutonium.

• Aucune installation d’enrichissement ne pourra être construite en 15 ans.

En retour, l’accord prévoit que les sanctions internationales seront levées dès que les engagements pris par l’Iran auront été certifiés par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). Un accord final doit intervenir au plus tard le 30 juin.

Ce n’est pas tant l’accord en lui-même que l’après-accord qui peut avoir un impact sur les stratégies régionales. La première crainte vient de l’Arabie saoudite, qui voit d’un mauvais œil la reprise des discussions entre les États-Unis et l’Iran. Pour les Saoudiens, c’est le signe que l’influence de l’Iran sur la région va augmenter. Même s’il est difficile de parler d’une coopération américano-iranienne, la bataille de Tikrit, contre l’État islamique en Irak, illustre un certain rapprochement. Les commandos iraniens ont donné l’assaut, avant de se retirer pour laisser l’aviation américaine prendre le relais. Il y a forcément eu des échanges entre les deux États. Je pense d’ailleurs que c’était exactement le projet de Barack Obama : trouver un accord sur le nucléaire pour pouvoir réintégrer l’Iran dans le jeu diplomatique. Pour le président américain, l’Iran peut jouer un rôle constructif en vue de sortir des crises au Yémen, en Irak et en Syrie. L’Iran chiite n’est pas un grand supporter du président syrien, Bachar Al-Assad, mais le pays redoute davantage les groupes jihadistes anti-chiites de l’État islamique qui sévissent dans ces pays. Il est donc dans son intérêt de rétablir la stabilité en Syrie. De même, l’Iran a tout intérêt à apparaître comme un acteur incontournable au Moyen-Orient.

Comment l’opinion publique iranienne a-t-elle reçu cet accord ?

L’accueil a été très positif. Il faut se rappeler qu’Hassan Rohani a été élu sur sa promesse d’obtenir la levée des sanctions internationales par la négociation. La société civile est donc très satisfaite du résultat. Grâce à cet accord-cadre, Hassan Rohani sort gagnant des discussions. De même que le guide suprême, Ali Khamenei, lequel a défendu et protégé ces négociations malgré son anti-américanisme. Aujourd’hui, tous deux voient leur capital politique rehaussé.

L’accord peut-il être contesté par les conservateurs du Parlement iranien ?

La ligne dure domine au Parlement, et il est clair que nombre de ses membres restent profondément anti-américains et contestent les concessions faites par le Président. En dépit d’un large consensus politique, Hassan Rohani devra mener une rude bataille. D’autant plus avec la tenue des élections législatives l’an prochain. Mais l’homme a déjà montré son habileté diplomatique. Il lui reste à préserver un rapport de force qui lui est pour l’instant favorable. Car les conservateurs vont lui mener la vie dure sur ses projets de réformes économiques et sociales, ainsi que sur ceux qui visent à renforcer les droits de l’homme en Iran.

La France a eu une attitude singulière tout au long de la négociation. Comment analysez-vous son positionnement ?

On a l’impression que tout le monde se réjouit de l’accord sauf la France ! Officiellement, les diplomates se disent soucieux du risque de prolifération nucléaire au Moyen-Orient. Pour expliquer ce positionnement, il faut prendre en compte l’esprit néoconservateur de certains diplomates français, ainsi que nos liens commerciaux et stratégiques avec l’Arabie saoudite, et ceux, historiques, qui unissent la France et Israël, très hostile à l’accord. À travers les discours hexagonaux, on a l’impression d’entendre l’Arabie saoudite ! Mais quelle est la vision politique de la France sur les enjeux politiques internes en Iran et sur les enjeux géopolitiques de la place de ce pays au Moyen-Orient ? On ne le sait pas. Personnellement, je trouve qu’il y a là un grand manque.

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