L’art socialiste du double langage

Pour s’assurer un large soutien, la motion de Jean-Christophe Cambadélis, qui devrait l’emporter, a multiplié les ambiguïtés. Et accouché d’un texte trop habile pour être honnête.

Michel Soudais  • 20 mai 2015 abonné·es
L’art socialiste du double langage
© Photo : CITIZENSIDE/SAOED ANAS

Quel crédit accorder aux engagements contenus dans la motion de Jean-Christophe Cambadélis ? À la veille du vote des militants, ce jeudi 21 mai, sur les quatre textes programmatiques en lice pour le congrès de Poitiers, la question de la sincérité de cette motion était encore au centre des débats organisés dans les sections et fédérations socialistes. En cause, plusieurs points touchant notamment au droit du travail, à la réforme fiscale, au pacte de responsabilité ou à la politique européenne, inscrits dans cette plateforme, apparaissent en contradiction, voire en opposition, avec les prises de position de l’exécutif.

Or, l’ensemble des membres du gouvernement, y compris Manuel Valls, lequel a appelé le 12 mai, à Cenon (Gironde), les militants socialistes à « faire bloc » derrière la motion portée par le premier secrétaire, ont apposé leur signature au bas de ce texte. Tout comme les poids lourds du parti, de Gérard Collomb à Martine Aubry, en passant par Jean-Marc Ayrault et Claude Bartolone, ainsi que plus de 200 députés et 1 600 des 3 200 secrétaires de section. À vouloir ménager la chèvre aubryste et le chou vallsien, la « motion A » de Jean-Christophe Cambadélis multiplie les petites habiletés. « Nous sommes opposés à une nouvelle extension du travail du dimanche », affirme par exemple le texte, qui précise même, reprenant les arguments des aubrystes, que « c’est d’abord un choix de société » et « une question de protection des salariés les plus fragiles » et « des petits commerces ». Mais à partir de quel point de référence ? Pour le ministre du Budget, Christian Eckert, la loi Macron ayant déjà été votée en première lecture à l’Assemblée nationale, le texte s’entend pour toute nouvelle extension au-delà des douze dimanches qu’il autorise. Rien n’interdit toutefois aux militants de l’entendre autrement, la loi Macron devant revenir devant les députés avant l’été.

Dans l’Obs, Jean-Christophe Cambadélis revendique crânement l’ambiguïté de la formule : « C’est à montrer dans les écoles ! L’astuce permet à tout le monde de s’y retrouver. » À le croire, « Martine Aubry n’était pas dupe » et n’a d’ailleurs pas « pu s’empêcher d’exploser de rire quand  [il la lui a] lue ». Des astuces comme celle-là, sa motion n’en manque pas. À commencer par son titre à la polysémie calculée : « le Renouveau socialiste ». Il peut s’entendre comme une promesse de renaissance après quatre défaites électorales sévères et un recul important des effectifs militants, mais il peut aussi être compris comme la garantie d’une mutation idéologique. « Contre les discriminations qui se déploient au quotidien », la motion se prononce pour « la généralisation du CV anonyme ». Celui-ci est obligatoire dans les entreprises de plus de 50 salariés depuis une loi de… 2006. Sauf que le décret d’application n’a jamais été publié. Sommés par le Conseil d’État de remédier à cette anomalie, les ministres du Travail, de la Ville et de la Justice ont mis en place un groupe de travail sur les discriminations qui, dans un rapport remis le 19 mai, s’y oppose. Un « niet » qui n’affecte pas outre mesure le ministre de la Ville : « Comme le ministre du Travail, François Rebsamen, je n’y ai jamais cru », déclare dans un entretien aux Échos (19 mai) Patrick Kanner, le ministre de la Ville, de la Jeunesse et des Sports, pourtant signataire comme son collègue de la motion. « Outre le fait que je suis convaincu qu’une telle mesure contraignante freinerait, voire ferait renoncer à des embauches, ce n’est pas la solution », tranche-t-il.

Au chapitre fiscal, Jérôme Cahuzac affirmait que « la grande réforme » inscrite dans les engagements de François Hollande était « faite ». C’était faux puisque la motion souhaite que ce projet soit « mené à bien » et « dès le projet de budget 2016 », cet été donc, « par un prélèvement à la source de l’impôt sur le revenu et une réduction de la CSG sur les premières tranches de revenus ». Michel Sapin, le ministre des Finances, l’a exclu totalement dimanche dernier. Sur le pacte de responsabilité, le texte de la motion affirme que les 15 milliards d’euros qui restent à utiliser devraient favoriser « plus directement » l’emploi, l’investissement privé productif et les investissements publics. C’était l’une des conditions demandées par Martine Aubry pour son ralliement. Mais le gouvernement s’est jusqu’ici toujours opposé au ciblage de ces aides. Et interrogé publiquement la semaine dernière sur « la sincérité » de cette proposition par Christian Paul, leader de la motion des frondeurs, Manuel Valls n’a pas répondu. « La taxe sur les transactions financières, approuvée par onze États membres dont l’France (sic), doit être instituée le plus rapidement possible, son assiette étendue à de nouveaux produits spéculatifs », lit-on encore, alors que le principal obstacle à cette mise en œuvre et à l’extension de son assiette reste Bercy.

Ce grand écart entre les paroles et les actes a valu à Pierre Moscovici d’être interpellé par plusieurs de ses collègues à la Commission européenne et par des eurodéputés conservateurs allemands. Ils lui ont reproché d’avoir signé une motion prônant la « réorientation de l’Europe ». Notamment au moyen d’une « confrontation avec les droites européennes – et particulièrement la CDU-CSU allemande ». Un texte qui affirme que « les disciplines budgétaires doivent être assouplies et une part des investissements d’avenir exclue du calcul des déficits », quand le même Moscovici est à Bruxelles en charge d’appliquer les règles et de les imposer au besoin au gouvernement français. Embarrassé, Pierre Moscovici a d’abord confié, rapporte l’Express, avoir signé la motion sans la lire. Avant d’indiquer, dans une lettre rendue publique, au député CSU Markus Ferber que sa signature ne signifiait pas qu’il soit « d’accord avec tous les propos et toutes les propositions contenus dans le texte ». Et qu’il aurait « sans doute formulé certains passages différemment, particulièrement ceux concernant l’Europe et les relations avec les autres familles politiques européennes ». Gageons que bien d’autres ministres et responsables socialistes pourraient en dire autant. De quoi douter d’un texte qui affirme dans sa conclusion que « les orientations  [du] congrès devront avoir prise sur le cours du quinquennat ».

Politique
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