Ces précaires qui changent Paris

Depuis quelques années, des guides de l’Alternative urbaine arpentent les rues de Paris, pour réhabiliter des quartiers méconnus et changer l’image des sans-abri.

Lauriane Clément  • 18 juin 2015
Partager :
Ces précaires qui changent Paris

Antonio déambule dans les rues du Xe arrondissement de Paris , suivi par sa petite troupe de curieux. Son parcours est bien rôdé : « Ici nous sommes dans la rue Grange-aux-Belles car il s’y trouvait avant une maison close » ou « Regardez cette maison en trompe-l’œil, il y a une seule fenêtre qui est vraie, laquelle ? » Ces anecdotes suscitent l’enthousiasme de Magali Wunderle, parisienne devenue touriste pour l’occasion : « Je ne connaissais pas le quartier, ça se ressent qu’Antonio a vraiment à cœur de nous le faire découvrir. »

Antonio n’est pas un guide comme les autres. C’est un « éclaireur » formé par l’Alternative urbaine, une initiative unique en France lancée en 2013 par Selma Sardouk. « Paris est l’une des capitales les plus visitées, c’est dommage que les gens ne connaissent que la tour Eiffel alors qu’il y a des quartiers vraiment géniaux mais mal perçus » , explique-t-elle. Son projet vise à développer l’intérêt pour ces quartiers, notamment dans le XXe arrondissement, avec l’aide de guides choisis parmi des sans-abri, des personnes éloignées de l’emploi et des précaires. Car « Paris, c’est aussi des dizaines de milliers de personnes en grande précarité » , constate la jeune femme, qui veut « changer l’image des sans-abri. La mission n’est pas de former au métier de guide, mais d’utiliser les balades urbaines comme support pédagogique pour la réinsertion » .

Histoire d’un projet social

Au fil des mois, les regards sur les balades urbaines ont évolué. « Il arrive que des personnes participent sans savoir qu’il s’agit d’une initiative d’insertion. Quand elles l’apprennent, elles disent que jamais elles n’auraient imaginé qu’un SDF les avait guidées » , se félicite Selma, qui ne se voyait pas entrepreneuse. Le business, très peu pour elle. Ce qu’elle aime, c’est le social. Après ses études de langues et de communication sociale, elle part au Maroc et au Panama pour des missions d’insertion. De retour en France, elle vient en aide aux sans-abri : « J’ai fait beaucoup de maraudes dans les banlieues parisiennes et je voulais vraiment monter une initiative qui ait du sens pour des personnes très éloignées de l’emploi. »

Le projet se concrétise lorsqu’elle rencontre Sébastien dans le métro, il y a un an et demi. Le jeune SDF connaît bien le street art et le quartier de la République. Selma lui demande de lui montrer ses lieux favoris. Le courant passe, ils renouvellent l’expérience avec d’autres personnes. « On s’est juste mis à la sortie d’un métro, avec une pancarte disant : “Venez visiter Paris avec nous !” » , sourit-elle. La publicité fonctionne. Quelques curieux les suivent, s’enthousiasment et leur demandent d’organiser d’autres promenades. Les balades urbaines sont nées. L’expérience sera reconduite plusieurs fois durant l’été, toujours avec succès.

Peu à peu, l’Alternative urbaine prend corps. La jeune entrepreneure mise sur le bouche-à-oreille et organise des repas solidaires pour se financer. Il ne manque plus qu’un « guide urbain » pour prendre la relève de Sébastien, qui entre-temps a trouvé un emploi. Ce sera Vincent, rencontré via Pôle emploi en février 2014. L’ancien SDF de 39 ans vient d’être recueilli dans un centre d’hébergement et de réinsertion sociale, après un an et demi de galère dans les rues. Intrigué par le projet, il accepte d’être formé par Selma et de se lancer pour une première balade dans le XXe arrondissement. D’abord timide, puis de plus en plus assuré. « Vincent s’est véritablement approprié le quartier, il en parlait tellement bien que tout le monde pensait qu’il y avait vécu toute sa vie. C’était notre meilleur ambassadeur » , se souvient Selma avec fierté. Quelques mois plus tard, Vincent réussit ses concours de moniteur-éducateur et obtient un travail. Une autre réussite pour l’Alternative urbaine, qui apporte un regain de confiance en soi : « Ça m’a donné de l’assurance, de la sécurité. Le contact humain est important pour moi, j’adore transmettre mes connaissances et que les gens m’en apportent de nouvelles » , confie Antonio après sa balade.

Un travail d’équipe

En dehors de l’insertion, l’ambition est de revaloriser les quartiers délaissés. « Les gens et les associations du quartier participent à la balade, on va vraiment à la rencontre de tout le monde » , plaide Selma. Quand elle veut

L’Alternative urbaine attire aujourd’hui des touristes du monde entier : 2 500 visiteurs ont déjà participé aux visites. Anne propose depuis l’année dernière la balade « Le Temps retrouvé », dans le XXe arrondissement, rejointe depuis le 24 mars par la balade d’Antonio, « La Java des faubourgs » dans le Xe. Deux nouvelles visites, dans le XIe et le XIIIe, débuteront en juillet. L’association espère proposer sept balades avant la fin de l’année 2015, avec toujours la même ambition de guider les visiteurs hors des sentiers battus. Retrouvez les parcours et horaires sur www.alternative-urbaine.net

former une nouvelle recrue sur un quartier parisien, elle contacte tous les acteurs locaux. Lors des promenades, plusieurs artistes et théâtres ouvrent leurs portes aux visiteurs, comme le Théâtre de Belleville. Les nouveaux guides urbains placent ainsi la culture au cœur de leurs balades, et font aussi renaître les graffs des lieux oubliés de Paris en les dévoilant aux touristes. « Ici, on agit encore à toute petite échelle mais on peut le faire dans d’autres villes de France en prenant en compte les spécificités de chacune » , assure Selma.

Elle est désormais appuyée par Amandine, son associée, et par Esperanza, qui se charge d’adapter les balades urbaines aux personnes handicapées. L’association a aussi reçu l’aide de l’incubateur de start-up sociales Sensecube pour un programme de six mois, en 2014. Cette formation a accéléré le processus de l’Alternative urbaine. Selma et Amandine ont finalement pu se salarier à temps plein depuis avril, grâce à une subvention de la Fondation de France. L’association compte aussi une trentaine de bénévoles qui créent les visites et accompagnent les guides. « Le projet ne vient pas de nulle part, il est inspiré d’autres initiatives en Amérique du Sud, qu’on a enrichies avec nos pensées, nos valeurs. Cela a été un véritable travail d’équipe » , conclut Amandine.

Société
Temps de lecture : 5 minutes
Soutenez Politis, faites un don.

Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.

Faire Un Don