Duke Ellington : passion sacrée

Le Duke Orchestra achève sa tournée des cathédrales, où il a présenté le Sacred Concert avec des chœurs amateurs.

Ingrid Merckx  • 10 juin 2015 abonné·es
Duke Ellington : passion sacrée
Laurent Mignard : Trompettiste, chef du Duke Orchestra. Duke Ellington Sacred Concert, Dernières dates : 11 juin à Lyon, 12 juin à Nîmes. Album CD + DVD, label Juste une trace.
© Pascal Bouclier

En 2003, le festival Jazz à Saint-Germain-des-Prés a commandé au trompettiste Laurent Mignard la recréation des musiques sacrées de Duke Ellington à Saint-Sulpice, là même où le maestro avait donné l’œuvre en 1969. Ce fut l’acte de naissance du Duke Orchestra. Le 1er octobre 2014, pour célébrer le quarantenaire de l’héritage de Duke Ellington (1899-1974), le Duke Orchestra a créé l’événement à l’église de la Madeleine, à Paris, avec 160 artistes sur scène et Mercedes Ellington (la petite fille du Duke) devant 1 200 personnes, donnant lieu à un enregistrement et à une captation vidéo. Puis Laurent Mignard a entrepris une tournée dans les cathédrales de France.

De quel matériel musical êtes-vous parti pour un tel projet ?

Laurent Mignard : Duke Ellington n’a pas laissé de partitions, aussi j’ai entièrement relevé l’œuvre à l’oreille. Cela m’a pris neuf mois en 2003. Il fallait en passer par là pour se doter d’un matériel irréprochable et aller vers une deuxième étape d’interprétation, à la recherche d’une fidélité aux interprétations originelles, puis vers la troisième étape, où chaque musicien s’approprie cette musique. Le Duke Orchestra n’est pas un orchestre revival mais un orchestre d’interprétation. D’ailleurs, la musique d’Ellington laisse assez peu de place à l’improvisation. La clé de voûte, c’est le son : l’alliage des timbres et des instruments, le fait qu’une mosaïque de sons contrastés crée, par un effet de recul, une sorte de tableau impressionniste. On travaille d’abord le son et on s’attache à swinguer tous ensemble, dans un idiome rythmique ellingtonien tout à fait particulier, à la recherche de largeur et de présence.

Pourquoi Ellington considérait-il sa musique sacrée comme la plus importante de son œuvre ?

Ellington a été élevé par des parents pieux. Il a gardé ce lien avec l’Église un peu comme un code moral. Quand, en 1965, l’évêché de San Francisco lui a commandé un concert de musique sacrée pour la consécration de la cathédrale de Notre-Dame-de-la-Grâce, il s’est dit : « Enfin je vais pouvoir dire à voix haute et en musique ce que je murmurais à genoux. » Dans cette œuvre, à 66 ans, il rend grâce et prêche l’amour, le respect de l’autre, l’élévation de l’être humain. Pour un musicien noir de jazz de cette époque, au moment où les honneurs commencent à pleuvoir, c’est cette consécration qui le touche le plus.

Du jazz dans les cathédrales, c’est antinomique ?

Le jazz mixe plein de choses qu’on ne peut séparer : un regard porté sur l’histoire du peuple noir ; une relation à la danse, donc au corps et au sexe ; la quête personnelle et collaborative de chaque musicien ; mais aussi une dimension d’élévation, chacun exprimant sa propre spiritualité. Le premier morceau du spectacle s’intitule « Praise God » et le dernier, comme en miroir : « Praise God and Dance ». Ce n’est pas un hasard, même si on associe peu la prière à la danse dans les églises en France. Pour moi, les musiques sacrées de Duke Ellington sont une sorte d’oratorio. Et où jouer un Te deum sinon dans des cathédrales, lieux conçus pour rendre gloire ? En réalité, tous les évêchés qui ont accepté n’ont pas été difficiles à convaincre.

Comment faire vivre un tel big band aujourd’hui ?

Nous avons produit ce spectacle par nous-mêmes, simplement avec l’aide des sociétés civiles professionnelles (Spedidam et Adami), d’entreprises ayant acheté des places privilèges, d’un soutien par crowdfunding de 11 000 euros et bien sûr de la billetterie. Nous déplaçons quarante-deux  personnes : trente-deux artistes et une dizaine de techniciens pour le son et les lumières. Et nous retrouvons des chœurs amateurs dans chaque ville où nous jouons. Le Duke Orchestra repose sur la passion pour cette musique d’exception. Je me dois de faire preuve d’initiative pour créer des événements visant à gagner des publics au-delà du jazz. Ma plus grande satisfaction, c’est le climat d’écoute et de reconnaissance qui règne dans l’orchestre. Économiquement, ce ne peut être une activité principale, mais c’est un lieu d’épanouissement pour chacun d’entre nous, et un point de départ vers d’autres projets.

Musique
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