« Jazz power » : Regard sur la condition noire

L’anthropologue Emmanuel Parent explore l’œuvre de l’essayiste afro-américain Ralph Ellison, relatant une théorie de la culture tournée contre les essentialismes.

Pauline Guedj  • 17 juin 2015 abonné·es
« Jazz power » : Regard sur la condition noire
© **Jazz power. Anthropologie de la condition noire** , chez Ralph Ellison, Emmanuel Parent, CNRS Éditions, 239 p., 25 euros. Photo : ERIC SCHWAB / AFP

En 1952, Ralph Ellison publie Invisible Man, un roman épopée, récit du parcours d’un narrateur noir, anti-héros, qui, acceptant son invisibilité sociale, parvient à clamer son individualité. À sa sortie, l’ouvrage connut un vif succès, récompensé en 1953 du prestigieux National Book Award, pour lequel il devança le Vieil Homme et la mer d’Ernest Hemingway. Malgré ce succès, Invisible Man restera l’unique roman publié par Ellison de son vivant. Pendant près de quarante ans, il s’attellera à la rédaction d’un deuxième livre, Juneteenth [^2], dont une partie seulement fut publiée, à titre posthume. Lorsqu’Ellison décède, en 1994, à 80 ans, son manuscrit compte plus de 1 600 pages. Plusieurs fois abandonné et repris, Juneteenth restera à jamais son roman maudit, la transformation inachevée d’un essai magistral.

Tout au long de sa carrière, Ralph Ellison fut également le promoteur d’une vision controversée de la culture noire. À maintes reprises, il s’opposa aux milieux radicaux du nationalisme noir et tinta ses essais, notamment sur la musique, d’un mépris pour les expérimentations d’avant garde de plusieurs artistes afro-américains. Reste de ces altercations un positionnement complexe d’Ellison au sein de la communauté noire, encore palpable aujourd’hui, et qui fut particulièrement visible, quelques années après sa mort, lors de la publication d’une biographie lui étant consacrée, rédigée par le critique Arnold Rampersad. Dans la presse, s’opposèrent alors des partisans, qui voyaient en Ellison un écrivain majeur, et des sceptiques, qui regrettaient chez lui une posture mondaine, privilégiant la compagnie des Blancs et s’enfermant dans une croyance aveugle en un idéal assimilassionniste.

Le livre de l’anthropologue Emmanuel Parent, Jazz power, fait le choix judicieux de ne pas entrer dans la polémique. Ici, il est plutôt question de s’accorder un temps de pause pour replacer les positionnements d’Ellison dans le contexte plus large d’une pensée travaillée et cohérente. En se concentrant sur une étude des textes qu’il écrivit sur la musique et le jazz, Parent dresse le portrait d’un Ellison à la pensée tentaculaire, peut-être plus anthropologue qu’activiste, dont l’objectif ne fut autre que d’observer la complexité culturelle de l’Amérique et d’en déceler les dynamiques.

Pour Emmanuel Parent, les écrits de Ralph Ellison reposent sur une vision mouvante des identités et des folklores américains, faite de double jeu, d’imitation et de pastiche. Chez Ellison, les États-Unis seraient la terre d’une vaste culture, traversée de circulations et d’emprunts, dans laquelle, malgré la discrimination, la négritude a toujours eu sa place, pouvant influencer le courant dominant et parfois même s’y substituer. « Les pèlerins, écrivait-il, ont commencé par s’approprier le savoir agricole des Indiens. Les Africains ont absorbé la langue anglaise et les légendes bibliques des anciens Hébreux. Les Blancs se sont saisis de tous les aspects de la culture afro-américaine qui leur semblaient utiles : la manière de parler, l’endurance face à ce qui paraissait une épreuve sans issue, le chant et la danse. » Ainsi, pour Ellison, il serait un leurre d’isoler la culture noire d’une compréhension globale de l’Amérique dont elle est une composante majeure.

Fort de cette observation, l’enjeu de l’ouvrage d’Emmanuel Parent est alors de montrer comment, à partir de cette conception de l’américanité, Ellison chercha à se doter d’outils permettant d’observer les mécanismes de formation de cette culture englobante ainsi que les logiques mises en œuvre par les Noirs pour s’y inclure, s’en détacher ou en produire une analyse critique. À l’image d’un chercheur, Ellison déterminera alors des concepts, finement décortiqués dans l’ouvrage, le « masque », l’« humour noir », le « vernaculaire », et choisira un terrain d’étude privilégié, la musique. Pour Parent, le jazz représente tous les paradoxes de la pensée d’Ellison. «   Incarnation même de la culture américaine » par «   son caractère improvisé, sa capacité à puiser dans toutes les sources sans se retourner vers le passé », le jazz reste toutefois « dans une dépendance absolue » par rapport à la communauté noire. Il est autrement dit un objet noir pouvant permettre d’analyser et « de définir la culture américaine dans son ensemble   ».

Parmi les réflexions d’Ellison analysées par Parent, la plus intéressante est certainement cette opposition que l’écrivain percevait entre performances musicales du jazz des années 1920-1930, avec Louis Armstrong, et improvisations du bebop. Emmanuel Parent le rappelle : Ralph Ellison détestait le bebop et considérait Armstrong comme l’un de ses héros. Pour lui, la force du trompettiste réside dans le fait qu’il aurait su maîtriser sciemment l’ambivalence et le jeu des interactions sociales entre Noirs et Blancs. Entertainer, Armstrong aurait accepté de porter le masque des stéréotypes raciaux, sourire, être un clown pour les Blancs, tout en usant de sa position dissimulée pour se livrer aux expérimentations les plus folles. Pour Ellison, les musiciens du bebop, Charlie Parker en tête, n’ont pourtant pas perçu le second degré des jeux de Louis Armstrong. En voulant purifier le jazz de l’ entertainment, pour en faire non plus une musique de danse mais de jam-sessions, ils en auraient étouffé la liberté et perdu la qualité proprement subversive.

Sous la plume d’Emmanuel Parent, cette démonstration, qui passa complètement à côté de la révolution bebop, montre les ambiguïtés de la pensée d’Ellison. D’un côté, son approche en termes d’interaction et de double jeu témoigne de sa modernité, de son effort de lutte contre les essentialismes et anticipe la fondation, quelques années plus tard, des cultural studies. De l’autre, on ne peut qu’être saisi par le peu de considération accordé par Ellison aux rapports de domination. Chez lui, le jeu, la stratégie restent premiers, parvenant à écraser presque complètement le poids des déterminismes sociaux et historiques. Emmanuel Parent explique cette posture étonnante par une retranscription, sans doute trop rapide, du parcours biographique d’Ellison. Déçu par le Parti communiste américain et par sa difficulté à appréhender la question noire, Ellison aurait choisi de rompre avec la pensée marxiste pour opter pour une approche culturaliste. Là où certains intellectuels noirs, de C.L.R. James à Amiri Baraka, ont tenté de réinterpréter le marxisme pour y faire dialoguer race, classe et culture, Ellison choisit, lui, de s’en détourner. Quitte à minimiser parfois la dimension oppressive de l’ordre racial américain.

[^2]: Du nom de la fête célébrée le 19 juin aux États-Unis pour commémorer l’émancipation des esclaves afro-américains à travers le Sud confédéré, en 1865.

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