Bernard Dréano : Dans le chaos du monde

Bernard Dréano a dirigé un ouvrage collectif dont le sous-titre est un bel oxymore : « Les luttes pour la paix ».

Denis Sieffert  • 1 juillet 2015 abonné·es
Bernard Dréano : Dans le chaos du monde
© **Bernard Dréano** est président du Centre d’études et d’initiatives de solidarité internationale (Cedetim). **(In)sécurités humaines. Les luttes pour la paix** , sous la direction de Bernard Dréano, Non-Lieu, 215 p., 15 euros. Photo : Stenin/RIA Novosti/AFP

Voilà un ouvrage qui ne se contente pas de décrire les zones de guerre, mais qui nous pose une question de plus en plus difficile à mesure que l’époque se complexifie : que faire ? Comment retrouver une logique dans un monde qui semble revenu au tribalisme ? Et comment agir dans cette obscurité ? Bernard Dréano a notamment réuni des militants pour la paix issus de France, de Serbie, de Turquie, de Syrie, du Royaume-Uni, d’Israël, de Palestine et des États-Unis pour tracer des pistes nouvelles.

Votre livre est titré (In)sécurités humaines. Pouvez-vous dire en quoi ce concept se distingue de la « sécurité » tout court ?

Bernard Dréano : L’insécurité humaine renvoie au concept de sécurité humaine, c’est-à-dire à la capacité des individus d’exercer leurs droits fondamentaux. C’est donc plus que la sécurité supposée par une simple situation de non-guerre entre États. Nous vivons des situations de chômage, de migration, de difficultés environnementales. C’est une insécurité qui s’étend et pas seulement dans les zones de conflits.

Vous parlez de « guerre civile mondiale ». Pouvez-vous développer cette idée ?

On pense à la guerre telle qu’elle se formatait depuis le XVIIIe siècle. C’est, comme disait Clausewitz, « la politique par d’autres moyens ». On fait la guerre avec des armées pour obtenir des résultats. Ces anciennes guerres avaient un début et une fin, avec généralement des modifications de territoires. Dans la période plus récente, jusqu’à la fin du XXe siècle, on parlait de guerre généralisée avec une multitude de guerres locales qui étaient des luttes de libération nationale, avec à l’arrière-plan des jeux de grandes puissances. Des guerres de peuples dominés pour obtenir leur indépendance. On identifiait encore facilement un point de départ et un point d’arrivée. Aujourd’hui, les nouvelles guerres sont infra-étatiques ou régionales. Les protagonistes ne sont plus des États mais une variété de mouvements armés. Avec des « processus de paix » qui n’aboutissent pas, sinon à des nouvelles guerres.

L’un des traits caractéristiques de cette situation, n’est-ce pas précisément la perte de puissance des États et singulièrement de l’hyperpuissance américaine ?

Dans les guerres anciennes, l’État se construisait ou se renforçait. Dans la période actuelle, on a en effet un déclin des États. C’est le résultat de la gestion néolibérale du monde. Et il arrive que la dissolution des États provoque les guerres. Bien sûr, il y a toujours des grandes puissances, et notamment l’hyperpuissance américaine, mais les expéditions irakienne et afghane ont été des échecs. Si bien que les États-Unis apparaissent aujourd’hui non plus comme instigateurs mais comme suiveurs. Les conflits sont déclenchés par des causes internes dans lesquelles les grandes puissances tentent de tirer leur épingle du jeu. Mais il n’y a pas de deus ex machina. Penser le contraire conduit à conclure que ceux qui résistent aux États-Unis sont anti-impérialistes. Ce qui est évidemment faux. Il n’y a plus de camps. Tout est beaucoup plus complexe. Pour prendre l’exemple de l’Ukraine, les causes du conflit viennent de l’Ukraine elle-même. Elles ne viennent même pas d’une hostilité entre des Ukrainiens russophones et les autres. Dans l’est du pays, une bonne partie de la population est totalement hostile aux séparatistes. Et le séparatisme est une histoire locale. Dans chaque camp, il y a des contradictions. D’un côté, on se réfère à la fois la gloire des cosaques, du tsar et à celle de la grande guerre patriotique, tandis que de l’autre, on invoque à la fois le nationalisme ukrainien, qui s’était allié aux Allemands pendant la guerre, et la démocratie libérale. Ce n’est absolument pas une nouvelle guerre froide. C’est un conflit local, avec des intérêts régionaux russes importants. Affirmer qu’il s’agirait du prolongement d’une guerre entre l’impérialisme américain et l’URSS, c’est se tromper de siècle.

Votre livre semble être aussi une réponse aux tentations complotistes…

Oui, cette situation est d’abord la conséquence de la gestion néolibérale du monde, laquelle produit une mise en cause des États et des identités. En 1996, déjà, Benjamin Barber écrivait Jihad contre McWorld. Mais on a beaucoup de mal à comprendre ce qu’on peut faire face à une réalité aussi complexe, alors on y plaque la réalité d’hier. Une sorte de jeu d’échecs où les grandes puissances manipulent tout. Or, le mouvement de la place Maïdan, en Ukraine, ou celui de Deraa, en Syrie, sont d’abord des mouvements locaux, avec des revendications sociales et démocratiques. C’est ensuite qu’il peut y avoir récupération. De même, l’idée que tout serait toujours réductible à la lutte pour le pétrole est fausse. C’est seulement une part de la vérité. Il y a toujours des « complots américains » ou autres, mais ils ne sont pas le moteur de l’histoire. Aussi, si la bataille pour les matières premières existe évidemment, elle n’explique pas tout. Et voilà que l’on ramène tout dans le monde musulman au conflit entre chiites et sunnites. Or, le premier affrontement entre chiites et sunnites au Yémen n’a commencé qu’il y a un an. C’est la dislocation très largement liée au système global qui est la principale cause de conflits. Et cette dislocation existe même chez nous. Fort heureusement, elle ne débouche pas, ou pas encore, sur un conflit violent. Mais, comme dit le pape, « l’esprit de guerre est là » .

Dans ce chaos, les États ont de plus en plus recours au concept de « terrorisme ». À quoi sert-il ?

Donnons d’abord une définition du terrorisme lui-même. C’est une action violente qui vise à produire le plus grand effet de peur sur une population. Ce qui est remarquable, c’est que ce sont les États eux-mêmes qui utilisent le terrorisme le plus meurtrier. On pense évidemment aux bombardements israéliens sur Gaza. Mais on oublie généralement le terrorisme d’État. Et puis les États instrumentalisent le mot-valise « terrorisme » parce que c’est le mal absolu. Pour faire des guerres ou promulguer des lois liberticides, il faut ce mot qui a une parfaite valeur négative.

Parmi les pistes tracées par le Forum social pour la paix, il y a la revendication du désarmement, mais aussi la réhabilitation de l’histoire. Pourquoi ?

Le rôle de l’histoire est fondamental. Dans une situation de chaos, il y a des mémoires mal digérées, des images d’ennemis anciens qui resurgissent. Par exemple, en France, on n’a pas encore digéré la guerre d’Algérie. Et c’est actif dans le discours antimusulmans. Le récit historique doit donc aider à solder les conflits du passé.

**Avez-vous de nouveaux projets de forums ? **

Il y a un an, un grand forum social pour la paix et la sécurité s’est tenu à Sarajevo. Il y avait 2 500 participants, représentant une cinquantaine de pays. Nous allons prendre une nouvelle initiative. Mais la date n’en est pas encore fixée.

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