Dossier «Bobo» : « Qu’est-ce que tu fais pour moi concrètement ? »

Le vent nouveau de l’« empowerment » souffle sur les quartiers populaires, pour remettre les habitants au cœur de l’action politique.

Erwan Manac'h  • 1 juillet 2015 abonné·es
Dossier «Bobo» : « Qu’est-ce que tu fais pour   moi concrètement ? »
© Photo : Clatot / AFP

Personne ne feint l’optimisme. La situation se dégrade dans les quartiers populaires, et l’absence de perspectives politiques ne fait qu’attiser la colère. Mais, doucement, les discours changent. Tout le monde s’accorde sur un impératif : faire percer une parole authentique et nouvelle en provenance des quartiers. Dans le populaire Belleville, désigné comme l’épicentre de la « boboïsation » de Paris, la problématique a conduit trois étudiants à créer, il y a cinq ans, leur propre association. « Belleville citoyenne » a pour projet assumé d’agir politiquement pour l’émancipation des classes populaires, mais l’association se concentre sur des actions concrètes : ateliers d’écriture, festival hip-hop, formation à l’informatique. « On s’est rendu compte – et toutes les associations font le même constat – que ce n’est pas avec des idéologies qu’on touche les classes populaires. Il n’y a plus d’esprit de classe », raconte Antonin Dupin, jeune diplômé de sciences politiques. La culture est souvent pensée comme un moyen de « déboboïser » l’action associative dans les quartiers. Mais, là encore, il faut éviter les écueils, prévient Antonin Dupin : « La culture peut être une arme de colonisation urbaine. » Le petit groupe veille donc à ne pas perdre de vue les besoins des habitants. Même recette pour les luttes sociales : « Il faut partir de la colère, cibler un ennemi pour obtenir des victoires faciles. La jonction entre la gauche et les classes populaires, c’est : “Qu’est-ce que tu fais pour moi concrètement ?” », estime Antonin Dupin.

Ces militants sont biberonnés aux théories du Community Organizing, lesquelles se développent depuis trente ans aux États-Unis et connaissent en France un engouement certain depuis trois ans. Le répertoire d’actions qu’elles promeuvent (mobilisation des habitants et des associations, restitution de la parole aux principaux intéressés, autonomie du pouvoir politique) a donné naissance en 2010, à Grenoble, à un autre projet ambitieux. L’Alliance citoyenne, un réseau de citoyens de différents horizons capables de « se serrer les coudes » sur des problèmes particuliers, et qui veut jouer un rôle de « tisseur de colère ». Le réseau emploie cinq salariés, désireux de rompre avec les pratiques de participation actuelles. Ils mettent leur expertise en matière d’interpellation des décideurs au service des luttes concrètes des citoyens : logement, droits des étudiants étrangers, etc. Un mouvement qui devrait désormais s’organiser au plan national, avec des expériences en construction à Rennes et à Paris.

Ces jeunes mouvements ne sont évidemment ni les premiers ni les seuls à œuvrer pour donner du « pouvoir d’agir » (« empowerment ») aux victimes de la crise sociale. À force d’écumer les routes de France à la rencontre des acteurs de terrain, le militant clichois Mohamed Mechmache et l’association ACLefeu ont contribué à rendre visible un maillage extrêmement riche de petites associations de quartier. Les socialistes au pouvoir, après avoir confié une mission au cofondateur d’ACLefeu, ont voulu mettre l’empowerment au cœur de la politique de la ville. Ils ont au moins contribué à mettre le terme à la mode, d’autant que la loi sur la politique de la ville de février 2014 reconnaît le principe d’une « co-construction » avec les habitants. Ou comment « déboboïser » la politique de la ville.

Seul changement concret, les contrats de ville, cadre légal de la politique prioritaire pour les quartiers, doivent associer aux conseils citoyens des habitants des zones urbaines prioritaires, tirés au sort sur les listes électorales. Une version tronquée des « tables de quartier » proposées par la mission Mechmache, qui optait pour un tirage au sort plus ouvert (sur listes EDF) et un fonctionnement autonome du pouvoir politique. Pas dupe de l’effet concret de ces annonces, le réseau tissé par Mohamed Mechmache a lancé dans douze quartiers sa propre expérimentation des tables de quartier, regroupant des habitants en ateliers de réflexion. Il s’est aussi organisé en collectif en septembre 2014. « Pas sans nous », qui aspire au rôle de syndicat des quartiers, propose de dépasser le délit de faciès réciproque qui sectorise les habitants, les professionnels et les « militants bobos ».

« Le principe de Pas sans nous est de regrouper des habitants, des militants, des élus, mais aussi une cellule scientifique et technique avec des universitaires, explique Mohamed Mechmache, qui était candidat aux européennes de 2014 en Île-de-France, sous l’étiquette EELV. Nous nous sommes simplement fixé la règle que les coprésidents ne doivent être ni élus ni encartés. » Le collectif a gagné la reconnaissance du ministère et devrait siéger dans différents jurys nationaux de la politique de la ville. « Tout doucement », il espère gagner de la notoriété sur le terrain et devenir un référent pour les habitants des quartiers populaires. Une ambition poursuivie avec acharnement depuis 2005 par différents réseaux associatifs, dont le Forum social des quartiers populaires.

Des réseaux qui ont toujours buté sur la question de la légitimité à parler au nom des quartiers. Une fois dépassé cet écueil, toutes les dynamiques font face à un défi économique : demeurer autonomes par rapport aux pouvoirs locaux. C’est le cas de l’association d’habitants « Justice pour le Petit-Bard », à Montpellier, mobilisée sur les problèmes de droit commun, sans un sou de subvention publique. À bout de forces, ses bénévoles ont décidé de raccrocher. « Il y a des cas graves de dossiers bloqués parce que c’est nous qui les portons. Alors nous allons arrêter, dans l’intérêt du quartier et parce que nous sommes épuisés individuellement », tonne Hamza Aarab, militant et habitant du quartier. Ce défaitisme affleure dans bien d’autres cas. « On fait des choses avec tellement peu d’argent, raconte Antonin Dupin. Mais on est une délégation de service public pour l’État. Sans les assos’, ça aurait pété depuis longtemps. »

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Derrière l'insulte « Bobo »
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